Felsenreitschule, 9 août
Romeo Castellucci est aujourd’hui partout. Mais avec, à Salzbourg, le cadre très judicieusement choisi pour lui du Manège des rochers (Felsenreitschule), et surtout son matériau brut, qui correspond à des données fondamentales de sa propre esthétique. Choix plus que pertinent, comme celui de l’œuvre, pour une nouvelle production littéralement extraordinaire.
Avec des partis pourtant paradoxaux, mais terriblement efficaces, dont le minimalisme prend résolument le contre-pied des clichés. Arcades murées pour commencer, mais en gardant l’apparence du même tuf, et dont le dessin reste visible. Seule une brève lueur, parcourant les interstices de la galerie du bas, permettra d’évoquer le palais royal qu’elles abritent vraisemblablement.
Soulignant aussi, par l’inscription portée sur le rideau initial, la valeur parlante du rocher, en reprenant la devise orgueilleusement placée par un prince-évêque au-dessus d’une des portes monumentales du tunnel qui perce la montagne de Salzbourg : « Te saxa loquuntur » (« Les pierres te racontent »). Avec une utilisation magistrale du plateau laissé pratiquement vide, hors les trois cercles sur le sol luisant, dont celui de droite recouvre le puits où chante Jochanaan.
Pour la suite, après la vision saisissante du clair de lune évoqué par Narraboth par l’entrouverture du toit de la salle, permettant de faire miroiter sur l’immense paroi la lueur de la lumière naturelle, en éclairage rasant, ce ne sont que rares images symboliques, mais d’une force de suggestion fascinante, dans leur incomparable qualité plastique.
Prophète sortant du puits mais laissé dans l’ombre, en silhouette, entouré de figures fantomatiques qui déploient, autour de lui, une auréole de mouvants voiles noirs, le tout au centre d’une tache circulaire également noire, qui s’élargit bientôt à tout le mur, avant de fondre progressivement. Étonnant cheval noir apparaissant à mi-hauteur dans le puits, et dont la tête coupée, que les serviteurs nettoient ensuite à la lance à eau, sera un moment posée par Salome sur le corps de Jochanaan. Présentation de ce corps, après l’exécution, assis, complètement nu, et sans tête, lentement caressé par l’héroïne.
La réalisation toujours problématique de la « Danse des sept voiles » est magistralement résolue par l’image fabuleuse d’une Salome entièrement recroquevillée, presque nue, sur un piédestal portant simplement l’inscription « saxa » (« pierres »), pendant qu’un énorme bloc descend très lentement des cintres au-dessus d’elle, pour finir, non par l’écraser, mais par l’absorber totalement, en lui transmettant la force de résistance du rocher. Sans aucune danse donc, mais rendant la plus belle justice que nous ayons vue à l’obsédante et impossible musique.
Ce rituel lentement déployé, et son irréalisme foncier, servent admirablement la partition. Le Wiener Philharmoniker est évidemment l’orchestre ad hoc, dont la somptuosité, d’abord curieusement retenue, est ensuite brillamment déployée par un Franz Welser-Möst au meilleur de son répertoire.
Révélée au Festival par son émouvante Marie du Wozzeck de 2017 (voir O. M. n° 132 p. 66 d’octobre), Asmik Grigorian est quasiment idéale dans le rôle-titre : elle en a la très grande beauté, mince et fluide, la jeunesse apparente que demande le livret, la formidable énergie et la concentration intérieure, les aigus puissants requis, dans une tessiture parfaitement homogène, où rien ne se perd de la séduction du timbre.
Moins exceptionnel sur ce dernier plan, le très versatile John Daszak est un Herodes de grand relief, qui passe brillamment de la plus douce séduction au plus violent désespoir. Apparu modestement à Salzbourg, en 2007, en Antonio dans Le nozze di Figaro, Gabor Bretz donne un Jochanaan d’une puissance farouche inquiétante. Julian Prégardien est un Narraboth très charmeur, seule l’Herodias passablement fatiguée d’Anna Maria Chiuri restant nettement en retrait.
Encore une soirée d’exception, diffusée aussitôt par une bonne captation télé et dont on espère qu’elle sera suivie d’un DVD, qui en préservera au moins l’essentiel.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO : Asmik Grigorian. © SALZBURGER FESTSPIELE/RUTH WALZ