Le 13 mai, l’un des derniers géants de la scène lyrique française d’après-guerre nous a quittés, à la veille de son 96e anniversaire. Pilier de l’Opéra de Paris pendant plusieurs décennies, fidèle entre les fidèles du Festival d’Aix-en-Provence, figure incontournable sur les principales scènes de région, Gabriel Bacquier fit également une prestigieuse carrière internationale, en particulier outre-Atlantique, et, au disque, fut le partenaire régulier des plus grands : Joan Sutherland, Montserrat Caballé, Leontyne Price, Teresa Berganza, Placido Domingo, Luciano Pavarotti… En juin 2014, Opéra Magazine avait publié un long entretien avec le baryton, en l’accompagnant d’une discographie complète. Pierre Cadars, qui l’avait interviewé, lui rend aujourd’hui hommage.
Un beau jour de mars 2014, je suis allé à Pézenas, afin d’y rencontrer Gabriel Bacquier. Plusieurs fois, je l’avais applaudi dans l’un de ses rôles au théâtre, sans avoir jamais eu l’opportunité de le connaître personnellement. Pour le numéro 96 d’Opéra Magazine, il était prévu que je réalise un entretien avec lui, à l’occasion de ses 90 ans. Il habitait alors un bel appartement ancien, situé au cœur de cette cité languedocienne, fière encore du séjour qu’y avait fait Molière. Durant les deux ou trois heures que nous avions passées ensemble, il avait été beaucoup question d’opéra, bien sûr, mais aussi de peinture, car la passion de dessiner et de peindre l’avait toujours accompagné, et il pouvait désormais s’y consacrer tout à loisir.
Je rappelle seulement ici ce qu’il me disait à ce propos : « Je retrouve, en peignant, la démarche et l’exigence qui étaient les miennes, lorsque je chantais devant un public. Aller à l’essentiel, savoir trouver le trait juste, assez marqué pour qu’il soit perceptible par tous, mais pas trop appuyé pour éviter la caricature… C’est dans cet esprit que j’ai toujours cherché à dessiner mes rôles, qu’ils soient dramatiques ou bouffes. » Sous son pinceau, des fleurs de toutes sortes remplaçaient ainsi tant et tant de personnages, hauts en couleur, dont il s’était fait l’interprète. Comme sa peinture, sa conversation conservait une manière inimitable de « croquer » ce qu’avait été sa grande carrière. Quelques regrets à peine, à côté de moments de bonheur inoubliables.
À propos de l’apprentissage d’un rôle ou d’une mélodie, il est un point sur lequel il se montrait intransigeant : « Il faut savoir dire le texte, en faire l’analyse, le répéter plusieurs fois pour en comprendre les plus infimes nuances, tenir compte de sa ponctuation, puis en saisir la métrique, la prosodie et les figures de style, pour tenter d’entrer dans la pensée du poète, aussi bien que dans celle du compositeur. » Est-ce parce qu’il avait toujours respecté cette discipline que Gabriel Bacquier se jugeait lui-même « plus acteur que chanteur » ? Pour lui, en tout cas, l’un n’allait pas sans l’autre. Phrasé, articulation, précision des ornementations n’étaient pas de vains mots. Il avait fait sien ce conseil que Fernando De Lucia avait donné à Georges Thill : « Pour bien chanter, il faut chanter clair et ouvrir la bouche. »