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Gabriel Bacquier

26/02/2015

Le 17 mai dernier, l’un des plus grands barytons français du XXe siècle a fêté son 90e anniversaire. Installé aujourd’hui dans le sud de la France, il fait le point sur son immense carrière internationale marquée, entre autres, par dix-huit années de présence au Metropolitan Opera de New York et une prestigieuse série d’intégrales d’opéra en studio.

96_anniversaire_gabriel_bacquierAvant de vous tourner vers le chant, n’aviez-vous pas envisagé de devenir peintre ?
Adolescent, je m’intéressais déjà à la musique et j’imitais, tant bien que mal, les chanteurs que j’écoutais à la radio ou sur le phonographe de mes parents. En fait, je voulais surtout devenir dessinateur publicitaire. J’ai suivi pour cela des cours à Béziers, ma ville natale. J’entendais bien les poursuivre à l’École des Beaux-Arts de Montpellier, mais les conditions si particulières de l’Occupation m’ont empêché d’aller plus loin dans cette direction.

Avez-vous continué à dessiner par la suite ?
Malheureusement pas, si ce n’est de façon tout à fait exceptionnelle. Je me suis entièrement donné au chant. J’avais constamment quelque chose à apprendre, un nouveau rôle lyrique, des mélodies nouvelles, si bien que je ne pouvais pas avoir l’esprit ailleurs. Depuis quelques années pourtant, je me suis remis à peindre, principalement des fleurs. J’aime leur structure ; j’aime leurs couleurs. J’utilise le pastel, l’huile ou l’acrylique, en m’efforçant d’accorder toujours une grande importance au graphisme, à l’élégance de la composition.

Nous ne sommes pas si éloignés de votre travail de chanteur…
C’est évident. Je retrouve, en peignant, la démarche et l’exigence qui étaient les miennes, lorsque je chantais devant un public. Aller à l’essentiel, savoir trouver le trait juste, assez marqué pour qu’il soit perceptible par tous, mais pas trop appuyé pour éviter la caricature… C’est dans cet esprit que j’ai toujours cherché à « dessiner » mes rôles, qu’il soient dramatiques ou bouffes, qu’il s’agisse de Don Giovanni ou de Fra Melitone, de Scarpia ou de Don Pasquale.

À vos tout débuts, dans le Paris de l’après-guerre, vous chantiez dans les cinémas pendant les entractes et au cabaret…
C’était une expérience difficile devant des publics pas toujours très attentifs, mais il fallait bien que je gagne ma vie ! J’ajoute que j’ai toujours été attiré par le cinéma. Aujourd’hui encore, je reste admiratif devant les Raimu, Pierre Fresnay, Fernand Ledoux, Michel Simon, Harry Baur… J’ai beaucoup appris en les voyant à l’écran. Je cherchais à déchiffrer ce qui se passait sur leurs visages, à savoir comment la vie se manifestait par un rictus ou un mouvement de paupières. Par la suite, je me suis efforcé d’avoir un style de jeu comparable au leur. Dans le fond de moi-même, je suis plus acteur que chanteur ! Je rappelle d’ailleurs, à ce propos, qu’il fut un temps où les comédiens apprenaient à chanter et où un chanteur devait impérativement être un diseur.

Comment, à votre avis, l’apprentissage d’un air ou d’une mélodie doit-il se faire ?
Il faut savoir dire le texte, en faire l’analyse, le répéter plusieurs fois pour en comprendre les plus infimes nuances, tenir compte de sa ponctuation, puis en saisir la métrique, la prosodie et les figures de style, pour tenter d’entrer dans la pensée du poète aussi bien que dans celle du compositeur. Lorsque cette approche a été parfaitement accomplie, alors le dialogue peut s’établir avec le partenaire, pianiste ou chef d’orchestre. C’est à ce stade qu’intervient la personnalité de l’interprète. Elle s’exprime d’autant mieux qu’il connaît intimement le texte mis en musique, quelle qu’en soit la langue. Dans tous les cas, la version originale doit être préférée à une traduction, même de qualité ; car, en modifiant impitoyablement métrique et prosodie, la traduction altère le sens de l’original. La véritable « gourmandise » des mots ne peut s’épanouir que dans la puissance de l’élan créateur.

Parvenez-vous à faire passer un tel message aux jeunes chanteurs, lorsqu’ils viennent vous voir ?
Hélas, ce n’est pas toujours le cas. Beaucoup veulent aller trop vite en besogne, mettre la charrue avant les bœufs et se transformer, comme par magie, en moutons à cinq pattes ! À ce premier risque, s’ajoute celui d’aborder trop tôt des rôles trop lourds. Et puis, comme pour tout enseignement, il me paraît indispensable de revenir sans cesse à des bases classiques. Lorsque, tout jeune, à Béziers, je suivais les cours de madame Bastard, elle me faisait travailler sur des airs de Gluck, afin d’apprendre la déclamation et la noblesse qui en découle, l’articulation, le phrasé, le sens à donner aux ornements. Cet équilibre souverain entre paroles et musique était la règle d’or : s’exprimer par un chant large, sans jamais « gueuler ». L’une de mes élèves, un jour, m’a dit que tout cela n’était pas « tripant ». Que pouvais-je lui répondre, sinon de changer bien vite d’orientation ? Je rappelle souvent le conseil que Fernando De Lucia avait donné à Georges Thill, venu étudier en Italie : « Per cantare bene, bisogna di cantare chiaro e di aprire la bocca  » (« Pour bien chanter, il faut chanter clair et ouvrir la bouche »). Tout est là ! Autre point important, à propos de l’enseignement : le professeur, qu’il ait acquis une certaine notoriété ou non, ne doit surtout pas chercher à former des chanteurs à son image. Il est là pour permettre à son élève de mieux se connaître lui-même, afin qu’il sache ce qu’il peut faire naturellement et ce qui n’est pas dans ses cordes. De part et d’autre, cela suppose une grande capacité d’écoute, donc une grande humilité, vertu rare et pourtant essentielle. Vient ensuite le contact avec le public, qui n’est jamais le même mais se montre toujours en attente de quelque chose, stéréotype ou innovation.

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