© OSCAR ORTEGA

Le 29 octobre, Harmonia Mundi publie une intégrale de Platée, dirigée par le fondateur de l’ensemble Les Arts Florissants, gravée à Vienne, en décembre 2020, dans les conditions du studio. Un événement, dans la mesure où le chef français d’origine américaine, grand serviteur de Rameau devant l’Éternel, n’avait jamais enregistré l’ouvrage jusque-là. Parallèlement, William Christie poursuit sa tournée européenne de Partenope de Haendel, avec la promotion 2021 de son académie Le Jardin des Voix : à La Corogne, le 2 octobre, à Angers, le 17, et enfin à Valence, le 24.

Même en considérant que votre convalescence ne vous ait pas contraint de renoncer à diriger Platée, lors de la création de la mise en scène de Robert Carsen, en 2014, au Theater an der Wien, puis à l’Opéra-Comique, pourquoi avoir tant attendu avant de vous pencher sur le chef-d’œuvre comique de Rameau ?

J’ai travaillé sur cet opéra avec mes élèves, il y a déjà une trentaine d’années, puis en ai dirigé des extraits pour la Westdeutscher Rundfunk. En février 2014, à Vienne, je venais d’être opéré, et ce fut donc partie remise. Comme la plupart des grandes œuvres de Rameau, cette partition m’accompagne, sans exagérer, depuis ma jeunesse. En 1965, alors que j’étais encore à Harvard, Alan Curtis y a présenté La Naissance d’Osiris sur instruments modernes. Et c’est l’écoute, l’année suivante, de Janet Baker, qui chantait Phèdre dans cet extraordinaire enregistrement d’Hippolyte et Aricie dirigé par Anthony Lewis, chez L’Oiseau-Lyre/Decca, qui m’a convaincu de tout laisser tomber pour me consacrer à la musique. J’étais dans une sorte de bulle, comme si le temps s’était arrêté. J’ai envoyé à Janet Baker un mot d’appréciation – auquel elle n’a jamais répondu ! –, en lui disant qu’elle avait changé ma vie. Des années plus tard, alors que je me trouvais à Glyndebourne, elle m’a dit, avant même que je ne lui rappelle cette histoire : « Je vous dois des excuses. » Cela m’a fait un immense effet ! Platée est devenue vraiment tangible à Aix-en-Provence, en 1956, grâce à Michel Sénéchal. C’est un miracle qu’avec ce diapason et le goût de l’époque, il ait pu recréer ce rôle extraordinairement difficile, même dans les bonnes conditions…

Comment abordez-vous l’ouvrage ?

Par la singularité de son personnage principal tragi-comique, Platée laisse, plus que d’autres, l’interprète dans une sorte de dilemme. Comment faut-il la traiter ? Est-elle burlesque ? La plupart de mes collègues l’abordent comme une grosse rigolade. Il est évident qu’une partie du public, comme dans toutes les capitales à l’époque, avait une idée assez superficielle de la grande musique. Rameau pouvait-il imaginer, avec son immense sensibilité, que cette créature pouvait faire pleurer ? La version de Versailles se termine avec Platée seule sur scène, plutôt qu’avec la dernière note du chœur en train de se moquer d’elle, ce qui est assez révélateur. Depuis des années, je tourne autour de ce problème : comment rester fidèle à une œuvre, au-delà des détails qui en facilitent l’exécution – un diapason bas, un orchestre ne cherchant pas à entrer en compétition avec les chanteurs, des éléments stylistiques qui donnent son éloquence à la musique ? En vivant intimement avec Platée depuis un long moment, je prends le parti de celui qui ne peut qu’admirer la façon dont Rameau a semé le doute. La mélancolie, qui existe chez tout bon compositeur français depuis le XVIIe siècle, peut être considérée comme une sorte d’indicateur. Mais il y a bien d’autres aspects, comme la ligne mélodique, ou encore la juxtaposition avec le personnage de la Folie. Pour quelle raison cette figure est-elle présente ? Pour nous montrer, à travers sa personnification, ce qu’elle peut provoquer. Et comment elle peut détruire une pauvre nymphe complètement stupide, et trop sensible à la flatterie : c’est la tragédie causée par sa propre folie. N’oublions pas le texte : le langage utilisé, surtout vers la fin, par Platée elle-même, indique que les choses sont allées beaucoup trop loin. Elle veut se venger, mais elle se rend compte que ce n’est plus possible. C’est une œuvre extraordinaire ! Quand je réussis ma version, les gens – du moins ceux que j’estime – quittent le théâtre avec une sensation ambiguë. Ils se sont amusés, parce que l’ouvrage a été créé pour des festivités à la cour de France, mais les connaisseurs partent avec un goût un peu amer dans la bouche.

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