Quelques semaines après Orfeo ed Euridice, version de 1762 en italien, à Vienne, le metteur en scène décline son concept à Bruxelles, à partir du 17 juin, cette fois dans la révision française de 1859, signée Berlioz et Pauline Viardot.
Comment êtes-vous passé de Parsifal à Orphée et Eurydice ?
Peter de Caluwe, le directeur général de la Monnaie, ne m’a sans doute pas proposé ce titre par hasard. Un lien permet de connecter les deux œuvres, qui tient au rôle de la communauté. Bien sûr, leur géométrie est totalement différente. Mais au fond, on se retrouve, à chaque fois, face à un questionnement sur le noyau de la société. Dans Orphée, il passe par l’expérience intime d’une histoire d’amour, alors que, dans Parsifal, il s’agit plutôt d’un mouvement élargi à la société.
Avec de fortes résonances dans le présent…
C’est l’unique façon d’aborder l’opéra, et le théâtre en général, pour échapper au danger de l’illustratif. Mais il ne suffit pas de recourir à des costumes contemporains pour résoudre cette quête d’une parole capable de toucher notre société, dans toute sa complexité. Il s’agit de déclencher une dramaturgie, avec une véritable discipline. Nous sommes obligés de penser l’époque à travers des images du passé, justement parce qu’un acte inactuel peut devenir contemporain, comme c’est le cas avec Orphée. Je suis surpris de la justesse avec laquelle le mythe est encore en mesure de nous traverser, aujourd’hui. Je n’invente rien dans ma mise en scène.
Vous avez dit, à propos de Parsifal, avoir « vu la danse d’un serpent albinos, […] une forêt qui fondait comme neige au soleil, […] une ville renversée », et bien d’autres choses encore. Ce phénomène s’est-il reproduit pour Orphée ?
Je connaissais le mythe, que j’avais étudié par intérêt pour l’orphisme. Mais l’écoute de l’opéra a été un choc : j’ai reçu un coup dans la figure, et j’ai pleuré. À cause de la musique, du mythe, et des mots de Calzabigi, le librettiste, qui, pour moi, convergeaient soudain vers un unique objet : l’image d’une jeune fille dans le coma, allongée sur un lit d’hôpital. À partir de ce moment, je n’ai pas été capable de l’oublier. J’ai cherché d’autres voies pour ma mise en scène, parce que je ne pouvais pas supporter l’idée même d’une telle possibilité. Mais, jour après jour, cette image est devenue de plus en plus indépassable. Je devais faire quelque chose. Alors, j’ai avancé pas à pas. Et effectivement, tous ceux à qui j’en ai fait part ont été frappés par la justesse de cette image, particulièrement les médecins. Nous sommes entrés en contact avec le professeur Steven Laureys, qui dirige le « Coma Science Group » au Centre de recherches du cyclotron à l’Université de Liège, et nous avons commencé à étudier cet état dont je ne savais rien, tant il est enfoui sous les stéréotypes. J’ai découvert une vie digne d’être vécue, et, en rencontrant les médecins, les familles, les patients, un monde d’une grande richesse, tellement dense d’humanité et d’amour. Ceci posé, une fois entré dans les hôpitaux, je me suis retrouvé face à une autre barrière, que j’ai dépassée en travaillant sur l’histoire des patients.
Quand avez-vous décidé de mettre deux patientes, l’une à Vienne, l’autre à Bruxelles, au cœur du dispositif ? Cette image aurait pu être recréée par les moyens du théâtre…
Je suis convaincu que notre Orphée et Eurydice est une fiction, même si nous travaillons avec ces jeunes femmes dans le coma, auxquelles nous avons demandé de « jouer » le rôle d’Eurydice. Ce sont des personnes réelles, dont nous posons très clairement qu’elles représentent l’épouse d’Orphée. Sans cela, le projet n’aurait pas été possible. Car, sans la force du mythe, il s’agirait d’un acte de simple curiosité. Paradoxalement, la légitimité de notre approche se fonde sur la « fabula ». C’est une sorte d’appel. Et une rencontre.
La différence majeure entre les volets de votre diptyque tiendra donc à l’histoire, à la personnalité, ainsi qu’à l’état de conscience de chacune des deux patientes…
La patiente viennoise, Karin Anna Giselbrecht, est dans un état de conscience minimal, tandis qu’à Bruxelles, Els est atteinte du syndrome d’enfermement, et donc totalement consciente. Il n’en reste pas moins que Karin Anna réagit beaucoup, et communique presque plus qu’Els. À Vienne, nous avons énormément travaillé avec les parents, qui sont apparemment capables d’interpréter les réactions de leur fille bien mieux que les médecins. Selon eux, elle a accepté de participer à ce projet et elle en est heureuse. Elle souhaite écouter la partition très souvent. Avant son accident, Karin Anna était danseuse, et ses chaussons de ballerine sont encore accrochés à son lit. La jeune femme baignait donc dans la musique classique. Malgré leurs différences, Karin Anna et Els sont également impliquées, comme protagonistes, comme artistes. La parole est évidemment une barrière, mais il existe d’autres façons de communiquer, avec le regard, des caresses – j’ai découvert cette dimension dans les hôpitaux : le toucher, la peau. Et la musique. Les éléments de biographie de Karin Anna et d’Els que nous projetterons seront nourris par celle-ci, que l’on entendra différemment en suivant les étapes de leur vie. L’effet très puissant que les mots peuvent avoir sur l’émotion suscitée par les notes, et vice versa, me frappe particulièrement. Car je suis « victime » de la musique. Elle entre directement dans la sphère de l’émotion – là où le théâtre, les images, sont plutôt de l’information. Son pouvoir pénètre profondément dans le corps humain, au-delà de la conscience. C’est pourquoi Hegel l’a qualifiée de « nuit obscure ». Ainsi, l’opéra devient une combinaison extraordinaire entre information et émotion. Mais il faut comprendre, à chaque fois, quelle place occupe la musique, et sa signification. On doit toujours la ressentir comme si on l’entendait pour la première fois, être étonné par son rôle. La musique n’est pas un monument funèbre et figé. Notre écoute se doit donc d’être critique, c’est-à-dire éveillée, vivante.
La radicalité, le risque de votre concept de mise en scène relèvent aussi du caractère aléatoire des réactions des deux patientes…
Je suis convaincu que notre Orphée et Eurydice est une fiction, même si nous travaillons avec ces jeunes femmes dans le coma, auxquelles nous avons demandé de « jouer » le rôle d’Eurydice. Ce sont des personnes réelles, dont nous posons très clairement qu’elles représentent l’épouse d’Orphée. Sans cela, le projet n’aurait pas été possible. Car, sans la force du mythe, il s’agirait d’un acte de simple curiosité. Paradoxalement, la légitimité de notre approche se fonde sur la « fabula ». C’est une sorte d’appel. Et une rencontre.
Quand avez-vous décidé de mettre deux patientes, l’une à Vienne, l’autre à Bruxelles, au cœur du dispositif ? Cette image aurait pu être recréée par les moyens du théâtre…
Nous ne nous livrons pas à une expérience spectaculaire : notre but n’est pas de divertir. Nous sommes donc prêts à toutes les réactions. Si Karin Anna à Vienne, ou Els à Bruxelles, est fatiguée, nous passerons un enregistrement, ou projetterons un autre texte. Nous sommes en contact quotidien avec elles. Il s’agit d’un échange (1).
Comment établir la distance nécessaire pour ne pas être intrusif ?
C’est un problème que je me suis posé, et un facteur de doute. Car j’avais peur d’être violent, voire malsain. Comment entrer, mais pas directement, rester à la surface, sur la peau, comme une caresse ? La technologie doit être invisible. Le premier contact se fera à travers les mots, le texte que nous aurons écrit avec les patientes, leur famille. En ce qui concerne la caméra, qui est l’objet violent, nous avons cherché à avoir une équipe minimale – deux personnes –, sans aucun projecteur, et avec le plus petit matériel possible, qui glissera dans les espaces, et observera comme à travers un voile. Nous ne serons jamais dedans, mais autour.
Et comment retrouver Orphée, à travers Eurydice ?
Pour nous, spectateurs, le transfert s’opère sur Orphée, et non sur Eurydice. Nous sommes dans la subjectivité, le regard d’Orphée, qui est perdu. Il cherche dans la ville – cette ville – le bon chemin pour entrer dans la forêt, et rejoindre enfin son épouse. Il est face à la barrière de l’hôpital, qui représente l’au-delà, et il trouve la chambre d’Eurydice. L’économie du regard est extraordinaire. Chacun de nous aura sa propre position, sa propre perception d’Eurydice, entendue comme miroir : cette jeune femme dans le coma est là, elle existe, elle nous interroge, elle pense mon corps pour moi.
Mais Orphée est peut-être, d’abord, une voix. Sa présence sera-t-elle incarnée ou symbolique ?
Orphée est une figuration de la voix. Il a un corps, comme nous, mais comme éclaté sur un écran. Son voyage est un combat intime du regard. Regarder n’est pas un acte innocent : il y a un danger de vie ou de mort. C’est la morale du mythe. S’il ne veut pas perdre son épouse, Orphée ne doit pas la regarder – ce qui, au théâtre, relève d’une contradiction, puisqu’il est étymologiquement le lieu où l’on voit. Nous devons donc faire un travail de dramaturgie du regard, à travers la vidéo. Mais ce regard n’est jamais net, parce qu’il est aveugle. C’est un regard dans le brouillard, qui représente le questionnement résolu par le flou de l’image. Nous ne sommes pas certains d’être face à Eurydice, nous sommes perdus dans le regard d’Orphée.
Après la version originale en italien, aux Wiener Festwochen, avec un contre-ténor, vous mettrez en scène, à la Monnaie, la révision française de Berlioz, avec une mezzo-soprano. Cette différence influera-t-elle sur la dramaturgie ?
Orphée est un portrait d’Eurydice, et inversement. Il y a un effet miroir, comme si une personne – une âme – était coupée en deux. Une partie est à l’hôpital, et l’autre se rend visite à elle-même. Il s’agit donc d’une forme de dialogue/monologue entre un personnage et lui-même, qui renvoie à la perte de l’unité présente dans la mythologie, le théâtre et la philosophie grecs. Le fait d’avoir deux femmes souligne cette fracture psychique de l’individu – cependant que, même à Vienne, Orphée aura été chanté par une voix « féminine ». On peut voir Eurydice comme moi ; même comme moi Romeo Castellucci, moi spectateur. Moi, qui suis là.
(1) L’entretien a eu lieu à Bruxelles, le 24 avril 2014.