En juin dernier, l’Opéra de Toulon fermait ses portes pour deux ans et demi de travaux. C’est donc « hors les murs » que le successeur de Claude-Henri Bonnet a programmé sa première saison. Ouverte en septembre, à la Villa Noailles, avec la création mondiale de Ressuscite la rose de Raphaël Lucas, elle se poursuit, le 10 octobre, au Zénith, avec Rigoletto, dans la mise en scène de Richard Brunel.
Est-ce un double défi que de prendre la direction d’une maison à la tête de laquelle votre prédécesseur, Claude-Henri Bonnet, est resté dix-neuf ans, de 2003 à 2022, et de présenter vos premières saisons « hors les murs » ?
Quand je pense au travail accompli par Claude-Henri Bonnet, ce n’est vraiment pas le mot défi qui me vient à l’esprit. Il a profondément transformé cette maison, en lui faisant monter un certain nombre de marches. Il lui a, bien sûr, imprimé une marque, un fonctionnement. Il s’agit pour moi de continuer une évolution, avec des éléments différents, et l’énergie que j’ai en prenant ce projet, qui me tient extrêmement à cœur. Évidemment, cette programmation « hors les murs » est une source de complications, qu’on accepte parce qu’elle sert un objectif, dont on ne peut que se féliciter. Le fait que des collectivités territoriales – elles ne sont que deux à soutenir l’Opéra, la Métropole Toulon Provence Méditerranée, à hauteur de 80 %, et le Département du Var, pour les 20 % de subventions restants – s’investissent dans une campagne de travaux aussi ambitieuse, est le signe d’une volonté d’assurer la pérennité de cet établissement et de cette activité sur le territoire. D’un point de vue pratique, l’organisation de la saison 2023-2024, et tout ce qui a amené à sortir, au mois de mai, une brochure présentant la programmation a été, effectivement, un défi. Car il a fallu aller très vite, fixer les lieux de repli, le nombre d’occurrences de l’Opéra dans chacun d’eux, la manière de fonctionner, en essayant d’anticiper le plus de choses possibles. Cela a représenté un ensemble de contraintes, mais aussi une manière pour moi d’entrer, dès les premiers jours de ma nomination, dans un travail de collaboration avec d’autres acteurs culturels du territoire. Je pense d’abord à la Scène Nationale de Châteauvallon-Liberté, dirigée par Charles Berling. Nous avons construit un projet commun, afin de transformer cette contrainte – à la fois pour nous, qui sortons du bâtiment de l’Opéra ; et pour eux, qui doivent libérer leurs différents lieux pendant les longues périodes nécessaires aux répétitions et aux représentations d’un opéra. C’est ainsi que, très rapidement, Charles Berling a proposé de faire, dans l’Amphithéâtre de plein air de Châteauvallon, en juillet 2023, le Requiem de Mozart avec Bartabas, qui n’était pas encore programmé, lorsque j’ai pris mes fonctions, en septembre 2022. Nous avons cherché à créer toutes les circonstances, pour que nos publics se croisent au maximum : en termes de communication, grâce au fait, notamment, que tous les spectacles présentés par l’Opéra dans les différentes salles de Châteauvallon-Liberté figurent dans la brochure de la Scène Nationale, de même qu’un choix de leurs spectacles complète notre programmation, sous forme de coups de cœur. De cette manière, nous essayons d’abolir la distance qui peut exister entre les deux genres, avec cette chance que l’Opéra pratique des prix assez bas, ce qui permet d’éviter cette falaise à grimper entre les tarifs des places de théâtre et d’opéra. Nous avons aussi une collaboration étroite avec le Zénith de Toulon, certes moins sur l’aspect artistique. Quant à la Villa Noailles, à Hyères, Jean-Pierre Blanc, son directeur, m’y a invité, dès ma nomination, pour découvrir ce lieu que je connaissais mal. Et il m’a proposé un projet de création mondiale, Ressusciter la rose, sur une partition de Raphaël Lucas, présenté en septembre (1), pour les célébrations du centenaire. Il s’agit donc, certes, d’un défi, mais je suis très heureux de cette première saison, telle que nous l’avons conçue.
La campagne d’abonnement, pour cette saison 2023-2024, a débuté le 17 mai. Le public semble-t-il prêt à vous suivre dans les différents lieux que vous lui proposez ?
Le Requiem de Mozart a été un énorme succès. Et nous sommes, si l’on compare au rythme des années précédentes, à de très bons niveaux de réservation : nous n’avons pas de décrochage, ce qui est très bon signe. J’anticipe que nous allons devoir faire de la pédagogie sur le Zénith, pour un public d’opéra, qui peut avoir certaines interrogations. Mais nous allons créer des conditions permettant de vivre l’expérience d’un spectacle lyrique dans cette salle modulable qui, sans être conçue pour cela au départ, sait s’adapter, notamment pour offrir un espace avec une vraie intimité entre le plateau et les spectateurs. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que l’Opéra de Toulon utilise ce lieu…
Votre première programmation reflète-t-elle ce que sera la suite de votre mandat, ou s’agit-il plutôt d’une saison de transition ?
Elle comprend, en effet, des éléments de transition, mais elle reflète néanmoins beaucoup d’aspects annoncés, lors de la présentation de mon projet, et que je souhaite maintenir durant mon mandat. La diversité de répertoire est essentielle dans cette maison, qui est la seule sur son territoire. Je suis donc très heureux qu’une création contemporaine ouvre la saison, qui comprend également un ouvrage de Monteverdi. Les opéras en version de concert permettent, quant à eux, l’invitation de solistes prestigieux, et je suis ravi de présenter, sous cette forme, Thaïs, avec Amina Edris dans le rôle-titre, puis I Capuleti e i Montecchi. J’ai une passion pour la voix – passion qui m’a amené à faire ce métier –, et il était très important, dans le projet élaboré pour l’Opéra de Toulon, de faire une place aux jeunes artistes, c’est-à-dire de pouvoir proposer des premiers engagements à des chanteurs de grand talent, ce qui apparaît déjà dans nos distributions.
Vous avez travaillé avec Gerard Mortier, à l’Opéra National de Paris, puis avec Bernard Foccroulle, et enfin Pierre Audi, au Festival d’Aix-en-Provence – soit un parcours marqué par une conception du théâtre lyrique ancrée dans la modernité. Or, vous avez pris les rênes d’une maison dans une région plutôt considérée comme traditionaliste, tant du point de vue du répertoire que des esthétiques scéniques. Est-ce une idée reçue ?
Je le crois, oui, ou, en tout cas, qui ne correspond plus nécessairement à la réalité. Parce que l’offre lyrique est dense sur ce territoire, et que les différents théâtres et festivals proposent, depuis de nombreuses années, un répertoire très varié, qui sort des poncifs et des clichés sur les œuvres présentées dans une maison méditerranéenne, sous des formes, elles aussi variées, en matière d’esthétique, que le public a appris à connaître, et à apprécier. Ce qui peut rester de cette idée reçue, c’est un vrai goût de la voix et de l’opéra qui, sans doute, est culturel. Il ne me semble donc pas que ce public soit plus difficile que celui d’une ville du nord de la Loire. La curiosité et l’envie de voir des spectacles sont là, de même que la sensibilité à la qualité.
Au programme de votre première saison, figurent des metteurs en scène tels que Richard Brunel, Pierre Audi, Ted Huffman, ou encore Silvia Paoli. Soit une inflexion vers une esthétique plus contemporaine que celle illustrée par les choix de votre prédécesseur…
En effet, même si, pour être tout à fait honnête, la coproduction du Rigoletto mis en scène par Richard Brunel était déjà engagée par Claude-Henri Bonnet. Il y a une inflexion, dans la mesure où je ne proposerai pas à notre public des esthétiques extrêmement conventionnelles, mais ce n’est pas, non plus, un virage brusque. L’incoronazione di Poppea par Ted Huffman a fait l’unanimité, lors de sa création, en juillet 2022, au Festival d’Aix-en-Provence, et ce spectacle, même pour un public peu habitué à ce type de travail, va s’imposer. De même que la vision de Pierre Audi, dans Orphée et Eurydice. Quant à Silvia Paoli, en charge du diptyque Cavalleria rusticana/Pagliacci, on aurait pu imaginer que sa Tosca, remarquable d’ailleurs, que nous avons reprise, en octobre 2022, à Toulon, fasse un scandale, ce qui n’a pas du tout été le cas. Je suis donc très confiant dans l’adhésion du public.
La programmation de votre prédécesseur accordait une place de choix à la comédie musicale américaine, avec, pour point culminant, la création française, en 2018, de Wonderful Town de Leonard Bernstein – spectacle d’ailleurs repris, en mars dernier. Allez-vous perpétuer cet héritage ?
J’ai eu la chance d’être présent pour cette reprise de Wonderful Town, dans la mise en scène très réussie d’Olivier Bénézech. L’Opéra de Toulon s’est vraiment distingué, avec les différentes productions de comédies musicales qu’il a présentées. C’est donc un axe que je souhaite continuer à explorer. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, ces spectacles ne sont pas moins chers à monter que des opéras. Il faut être ambitieux, pour être au rendez-vous de ce que le genre demande. J’espère, très vite, pouvoir proposer un nouveau titre. Et je le fais tant pour continuer dans cette voie que par goût personnel. Parce qu’il y a des pépites dans ce répertoire. Et parce que c’est une façon très intéressante de faire venir un public vers cette forme qu’est l’opéra. Comme une étape dans la découverte du théâtre musical, qui peut ensuite amener à ouvrir la curiosité.
La région Provence-Alpes-Côte d’Azur est riche en théâtres lyriques. Comment l’Opéra de Toulon se situe-t-il, par rapport à ceux d’Avignon, de Marseille et de Nice ?
La région PACA – qui communique, aussi, sous le nom de région Sud – est, en effet, très richement dotée en maisons d’opéra, mais elle est, également, très vaste et très peuplée. Elle a, de plus, la particularité d’être polycentrique : Toulon, Marseille, Nice et Avignon sont des capitales, à la fois sur le plan administratif et historique. Nos théâtres ont des relations étroites, et des collaborations nombreuses, dont les plus visibles sont les coproductions sous l’égide de la région, la dernière en date étant La Dame de pique, mise en scène par Olivier Py – avant Rusalka, qui sera créée, en octobre, à l’Opéra Grand Avignon. Sur certains ouvrages, nous rassemblons nos chœurs, avec Avignon, ainsi qu’avec Nice, pour étendre l’effectif. Et nous réfléchissons à des coproductions pour les saisons à venir, indépendamment de celles qui sont impulsées par la région. Même si elle existe – avec les différents clubs d’amis, qui s’organisent très bien pour assister à toute l’offre lyrique, et que nous accueillons avec bonheur –, la frange du public qui voyage d’un théâtre à l’autre est réduite. Chacun sert donc un bassin de population. Nous échangeons beaucoup entre directeurs, chacun menant sa mission sur son territoire, tout en étant à l’affût des opportunités créées par cette proximité entre nos quatre maisons.
Le monde de l’opéra traverse actuellement une crise ; il a fait l’objet, au cours de l’été, de nombreux débats, notamment alimentés par la chronique publiée, dans Le Monde du 7 juillet, par son rédacteur en chef, Michel Guerrin, sous le titre « Plutôt que de pleurer, les Opéras doivent faire leur révolution ». Que pensez-vous de ce genre d’attaques ?
Cela me donne un très grand sentiment d’injustice, parce que j’ai l’impression d’une forme de cécité par rapport au rôle des maisons d’opéra, chacune sur leur territoire, et à ce qu’elles accomplissent, évidemment en termes d’offre de spectacles, mais aussi d’activités pédagogiques, et donc de contribution à l’éducation culturelle, à la découverte et à l’ouverture des esprits – autant d’aspects aujourd’hui indissociables de nos missions. Ce sont des actions signifiantes pour les publics concernés, et qui nécessitent souvent de la durée, du travail, et de la réflexion. Toutes les maisons œuvrent dans ce sens, de manière remarquable, en se préoccupant certes davantage de le faire, que de le faire savoir. Ces questionnements sur le sens et le rôle de l’opéra me semblent donc assez saugrenus. C’est étrange de vouloir censurer une forme d’art aussi riche, et de décider qu’elle ne participe plus à une époque… Il importe que nous fassions notre travail, et que nous continuions à nous préoccuper d’intéresser le public le plus large possible, en veillant à ce que chaque euro dépensé le soit de la manière la plus optimale. La saison 2022-2023 a été marquée, de façon très encourageante, par le retour du public dans les salles de spectacle. La fréquentation, à l’Opéra de Toulon, a été excellente. Nous nous efforçons de jouer le plus possible avec les moyens que nous avons, et ce que nous présentons est, je crois, digne d’un peu plus d’intérêt que certains jugements à l’emporte-pièce, formulés par des gens assez peu au fait de ce qui se passe sur nos scènes.
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
(1) L’entretien a été réalisé le 22 août 2023.