Interview Domingo Hindoyan, au pupitre de Turandot à l&r...
Interview

Domingo Hindoyan, au pupitre de Turandot à l’Opéra National du Rhin

02/06/2023
© Grace Filmer

De retour du Metropolitan Opera de New York, où il a dirigé Tosca, le chef vénézuélien défend, à Strasbourg, puis à Mulhouse, du 9 juin au 4 juillet, le finale original de Franco Alfano pour Turandot, l’opéra inachevé de Puccini, mis en scène par Emmanuelle Bastet.

Vous êtes né dans la capitale du Venezuela. Dans quel univers avez-vous grandi ?

Mon enfance a été remplie de musique. Dans les années 1980, Caracas avait déjà cinq orchestres professionnels, sans compter les concerts d’El Sistema, un programme éducatif qui permet aux gamins, même les plus pauvres, d’apprendre à jouer d’un instrument. Grâce à lui, la musique classique au Venezuela a pris la même importance que le football au Brésil. J’ai choisi le violon, et je suis parti me perfectionner à la Haute École de Musique de Genève, où j’ai appris le français et pu faire mes premières expériences au pupitre.

La direction n’était donc pas centrale dans votre activité, jusqu’à ce que vous rencontriez Daniel Barenboim…

Mon père était violoniste, et nous avions beaucoup de partitions d’orchestre à la maison. Je passais mon temps à écouter de la musique, avec le conducteur sous les yeux. Une fois à Genève, j’ai commencé à étudier la direction, mais la vraie bascule a, effectivement, eu lieu auprès de Daniel Barenboim, que j’ai rencontré à Lucerne, en 2005. Un ami, qui jouait au West-Eastern Divan Orchestra, me l’a présenté ; nous avons parlé un moment en espagnol, et quand Daniel a appris que j’étais violoniste, et que j’avais des origines orientales par ma mère syro-­arménienne, il a voulu m’auditionner. J’ai intégré son orchestre pendant sept ans, comme chef d’attaque des seconds violons, puis, quand un poste s’est libéré, il m’a proposé de devenir son assistant au Staatsoper Unter den Linden de Berlin. J’y suis resté de 2013 à 2016.

Presque tous les grands chefs du passé ont fait leurs armes dans une fosse d’opéra, avant de devenir des interprètes majeurs du répertoire symphonique. Est-ce toujours la meilleure des écoles ?

Je ne connais pas de formation plus efficace ! Dans une maison d’opéra, on est confronté quotidiennement à de multiples défis. Quoi de mieux que de devoir gérer des questions d’éloignement et de synchronisation avec les chanteurs, pour acquérir de la souplesse et des réflexes ? Quand vous sortez de là, un concert statique paraît très simple. Violoniste, je venais du monde symphonique, où s’apprend le raffinement des timbres et des textures, qu’on a moins le temps de travailler à l’opéra. J’ai fait mes armes à Graz, dans Turandot, La traviata, Hänsel und Gretel, ainsi qu’un peu de ballet. Mais quel que soit votre tempérament, le nombre ridicule de répétitions, pour les reprises des spectacles de certaines maisons, vous force, de toute manière, à progresser. Au Staatsoper de Vienne, j’ai eu droit à un service d’orchestre, et au Semperoper de Dresde, rien avant la générale. C’est le grand saut !

Vous allez diriger beaucoup de Puccini, dans les mois à venir. Avez-vous une affection particulière pour ce compositeur ?

Oui, mais c’est aussi le hasard, et je suis, au fond, tout aussi passionné par Verdi ou Wagner ! J’ai eu la chance de diriger des ouvrages véristes rares, au Festival Radio France Occitanie Montpellier, comme Iris de Mascagni, en 2016, ou Siberia de Giordano, en 2017. J’aime le son de cette musique, son traitement orchestral, le rapport à Wagner dans certains cas. Enfin, je suis fasciné par l’exotisme, d’où mon amour pour Turandot ou Madama Butterfly.


© Grace Filmer

Quel est le principal défi de Turandot pour un chef ?

La balance, car vous ne trouverez jamais personne pour se plaindre, après une représentation, que l’orchestre n’était pas assez fort ! Pour ce qui est de l’équilibre avec le plateau, Puccini touche ici aux limites du volume contre lequel les chanteurs peuvent lutter, malgré les voix énormes qui interprètent le rôle-titre. L’autre défi est de ne pas confondre lyrisme et sentimentalité. Avec les airs de Liù et Calaf, la tentation est grande de se vautrer dans la musique, alors qu’il faut préserver la partition de tout excès de sucre.

À l’Opéra National du Rhin, vous allez donner le finale original de Franco Alfano, récemment enregistré par Antonio Pappano (Warner Classics). En quoi diffère-t-il de celui qu’on entend habituellement ?

Quand Puccini meurt à Bruxelles, en 1924, Turandot n’est pas terminée. Le soir de la création mondiale, à la Scala de Milan, en 1926, Arturo Toscanini abaisse sa baguette, après le suicide de Liù, et déclare : « L’opéra s’achève ici, interrompu par la mort du maître. » Dès la représentation suivante, il présentera au public la scène finale complétée par Alfano, mais avec de nombreuses coupures. C’est cette version tronquée qui s’est imposée depuis, et il me paraissait intéressant que l’on puisse entendre l’originale. L’inachèvement de Turandot pose, de toute manière, question. Même si Puccini est décédé subitement, il aurait pu, pendant les deux dernières années de sa vie, écrire les quelques minutes de musique qui manquaient. On a l’impression qu’il était bloqué, qu’il ne trouvait pas la fin qu’il cherchait, comme si la mort de Liù avait asséché son inspiration. On est dans un cas très différent, par exemple, de la Symphonie  n° 9 de Bruckner, qui, très malade et à bout de forces, priait chaque jour pour ne pas mourir avant de terminer son œuvre.

Que pensez-vous de la fin que Luciano Berio a écrite, en 2001, hors de toute continuité stylistique ?

C’est une solution comme une autre, tout à fait valable, et très convaincante dans son genre. Je ne l’ai jamais dirigée, mais son intimisme a de grandes qualités pour terminer l’opéra en pointillés, à l’opposé du triomphe habituel. Mais, déjà avec la fin d’Alfano, certains chefs font tout leur possible pour arrondir la rupture stylistique, pourtant sans commune mesure. Je prends le parti inverse, en l’assumant totalement. On a dit, avec une certaine méchanceté, qu’Alfano avait été choisi, car c’était un compositeur sans grande personnalité, alors qu’il possédait un vrai style.

Aimeriez-vous devenir directeur musical d’une institution lyrique ? L’Opéra National de Bordeaux, où vous avez dirigé plusieurs programmes symphoniques, cette saison, cherche le sien…

Mon rêve étant de partager ma vie entre une maison d’opéra et un orchestre symphonique, je vous réponds oui. Je sais que cela viendra, dans l’avenir… Je suis patient.

Au quotidien, comment un chef à l’agenda très rempli gère-t-il sa vie aux côtés d’une soprano au calendrier tout aussi garni, comme votre épouse Sonya Yoncheva ?

Il faut, d’abord, décider d’un point de chute commun. Et nous ne cherchons pas à travailler ensemble à tout prix. De cette manière, nos enfants, Mateo et Sophia, ont souvent un parent, au moins, à la maison. Comme nous n’avons pas envie qu’ils pâtissent de nos voyages incessants, nous avons déniché une petite oasis de tranquillité en Suisse, où ils sont scolarisés. Lorsque nos déplacements s’éternisent, nous les emmenons avec nous. Cela a été le cas récemment, car nous devions passer quatre mois à New York, Sonya pour y chanter Fedora et Norma, moi pour y diriger Tosca. C’est un jeu d’échecs permanent, auquel nous commençons à être habitués, au bout de neuf ans !

Quelle langue parlez-vous à la maison ?

La langue de notre couple est le ­français, avec parfois quelques bribes d’italien. Pareil pour nos enfants, même si, de temps à autre, je leur parle en espagnol, et Sonya en bulgare. Nous sommes vraiment le foyer cosmopolite par excellence !

Propos recueillis par Yannick Millon 

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