Le 29 janvier, le compositeur suisse propose Davel, en première mondiale, sur la scène de l’Opéra de Lausanne, avec le baryton Régis Mengus dans le rôle-titre. Le major Davel fut exécuté, en 1723, à Vidy, pour avoir tenté d’obtenir l’indépendance de son pays de Vaud natal.
Pianiste, vous vous êtes produit en récital, en musique de chambre et avec orchestre. Cependant, votre vocation de compositeur a toujours discrètement accompagné votre carrière d’interprète et d’enseignant. En 2008, votre talent de compositeur a été révélé à l’occasion de votre Requiem et voici que Davel, votre premier ouvrage lyrique, est créé par l’Opéra de Lausanne. Comment ce projet a-t-il pris forme ?
J’ai accepté la commande d’Éric Vigié, directeur de cette maison, sur un sujet consacré au destin tragique d’Abraham Davel, dit le major Davel (1670-1723), figure marquante de l’histoire de l’indépendance vaudoise. J’ai été touché par la noblesse de cet homme, un héros exceptionnel qui a combattu pour la liberté, la justice et l’égalité sociale dans le canton de Vaud, ravagé par la misère, soumis à l’autorité brutale du pouvoir des Bernois, dont il voulait affranchir sa patrie. Cet idéaliste, profondément croyant, guidé dans ses actes par Dieu, était habité d’une humanité et d’un courage exemplaires dans la lutte qu’il mena seul pour une haute idée. Juste avant son exécution, il s’adressa à la foule et dit : « C’est le plus beau jour de ma vie. »
Comment vous êtes-vous documenté sur Davel, brillant militaire, devenu un révolté combattant pour la liberté ?
J’ai consulté de nombreuses archives sur ce personnage assez secret. Le 31 mars 1723, Davel entre dans Lausanne à la tête de six cents soldats. Accueilli par son ami, le major De Crousaz, il condamne les abus du tyran bernois, qui opprime et maltraite brutalement le peuple. Mais il est dénoncé pour trahison par De Crousaz, celui même qui fut son compagnon de tant de campagnes militaires ; arrêté, emprisonné, torturé, condamné à mort, Davel est décapité, le 24 avril 1723. Tout en restant fidèles à la vérité historique, nous avons cherché, avec mon librettiste, René Zahnd, à mettre en lumière un héros sensible, vrai, serein face à la mort, en donnant à sa vie solitaire, parmi des soldats, puis des juges, une densité émotionnelle forte.
Comment avez-vous étoffé la puissance dramaturgique de l’existence de Davel, en vue de la scène ?
L’ouvrage ne suit pas le héros dans son parcours chronologique. Dans son cachot, au cours des interrogatoires, Davel se montre sincère sur ses intentions pacifiques et ses actes. Ces scènes alternent avec des flash-back, qui ressuscitent les moments forts vécus lors de sa vie passée et accentuent le sentiment onirique recherché, entre rêve et réalité. L’opéra propose une approche intimiste et sensible de l’univers intérieur de Davel, où chimères et drame s’imbriquent. Deux rôles féminins s’y développent : celui de la Mère, douce et aimante, dévorée de chagrin de voir son fils injustement condamné à la décapitation, à la suite de la traîtrise du vil major De Crousaz ; et celui de la Belle Inconnue. La présence fantasmée de celle-ci, entre les murs de la cellule, inquiète : une voix fantomatique, puis une vision qui apparaît et passe, lumineuse ou inquiétante. L’a-t-il rencontrée auprès de sa mère, lors des vendanges au bord du lac Léman ? L’a-t-il aimée ? A-t-elle même existé ? Cette femme étrange, douée d’un don de voyance, prédit l’avenir et, au passage, la mort du héros. Surgie d’un monde invisible, elle apporte une poésie mystérieuse et une dimension surnaturelle à l’univers théâtral.
Quelle écriture musicale le sombre destin de ce personnage historique, métamorphosé en héros d’opéra, vous a-t-il inspiré ?
Ma musique peut être modale, parfois dodécaphonique, mais toujours rattachée à des racines tonales. L’écriture polyphonique de la partition est animée d’éléments rythmiques et de leitmotive, nourrie par la matière vivante de l’expression des sentiments, de la révolte à la résignation. J’ai choisi des tessitures en écho à la personnalité des protagonistes : Davel, baryton noble, doté des grands airs lyriques ; De Crousaz, ténor aux accents sarcastiques ; La Belle Inconnue, soprano aux intonations fantastiques ; La Mère, mezzo-soprano ; et le juge De Wattenwyl, basse. Le chœur figure des soldats, des paysans, la foule, ainsi que le tribunal qui condamne Davel à la violence du destin. Dans la fosse, un orchestre symphonique, aux couleurs contrastées, soutient l’action dramaturgique.
La tragique destinée de Davel et sa lutte ne résonnent-elles pas dans la conscience contemporaine, en ancrant l’opéra dans notre temps ?
En effet, cette figure devenue légendaire, grave et douloureuse, offre une référence qui résonne fort aujourd’hui, pour tous ceux qui se battent pour affirmer leur volonté d’émancipation, leur dignité, leur identité et leur liberté face aux oppresseurs.
Propos recueillis par MARGUERITE HALADJIAN