Il figurait en couverture du numéro 1… Pour fêter son numéro 100, Opéra Magazine a voulu, à nouveau, aller à la rencontre de la plus grande légende vivante de l’art lyrique. Après cinquante-cinq années de carrière, au cours desquelles il a abordé cent quarante-quatre rôles (record absolu !), le ténor espagnol, également chef d’orchestre, directeur de théâtre et président de concours, continue à courir aux quatre coins du monde, enchaînant les prises de rôles à une cadence stupéfiante, désormais dans le répertoire de baryton. Il a gentiment accepté de s’arrêter quelques minutes pour répondre à nos questions, en reprenant l’entretien là où nous l’avions interrompu, en 2005, c’est-à-dire au moment où il nous annonçait son rêve de chanter, un jour, le rôle-titre de Simon Boccanegra…
Dans l’entretien que vous nous aviez accordé, il y a neuf ans, vous disiez caresser le rêve de faire vos débuts à la scène en Simon Boccanegra, en précisant que rien n’était encore sûr… Quand vous êtes-vous décidé à franchir le pas ?
Les choses ne se sont pas du tout passées comme je l’avais anticipé. Dans mon esprit, Simon Boccanegra devait être une sorte de « chant du cygne », le dernier personnage que j’aborderais avant de prendre ma retraite. En 2005, époque où je continuais à faire carrière en ténor, j’envisageais donc cette prise de rôle dans un futur assez lointain. Et puis, peu de temps après notre conversation, Daniel Barenboim m’a convaincu de participer à une nouvelle coproduction entre le Staatsoper de Berlin et la Scala de Milan, dont le lever de rideau aurait lieu dans la capitale allemande, en octobre-novembre 2009. D’autres théâtres lui ont emboîté le pas, m’offrant à leur tour Simon Boccanegra, avant que n’arrive la proposition de Rigoletto à Mantoue, en septembre 2010, pour la télévision, dans les lieux et aux heures de l’action. C’était risqué mais j’ai dit oui et, comme à Berlin, tout s’est très bien passé. J’ai donc enchaîné, en 2012, avec Francesco Foscari (I due Foscari), puis, en 2013, Giorgio Germont (La traviata), Nabucco, Giacomo (Giovanna d’Arco) et Luna (Il trovatore).
Suivez-vous un ordre dans cette conquête des barytons verdiens ?
Pas du tout, ce sont les circonstances qui décident, à savoir le moment où je reçois les offres des théâtres. J’avais, par exemple, prévu de faire mes débuts en Renato d’Un ballo in maschera à la Scala, projet qui n’a finalement pas abouti. Mais ce n’est que partie remise !
Comptez-vous chanter tous les rôles de baryton écrits par Verdi ?
Il y en a deux que je suis sûr de ne jamais aborder, car je n’éprouve aucune affinité avec eux : Falstaff, que je ne « sens » pas, et Iago, que je vivrais comme une trahison envers Otello. J’ai tellement aimé ce personnage du Maure que j’ai incarné un nombre incalculable de fois, au cours de ma carrière ! Et puis, Iago est un « villain », comme on dit en anglais, un « méchant », et je déteste les méchants ; pour la même raison, je ne chanterai pas Scarpia dans Tosca. Un troisième rôle me pose problème : Amonasro. Je ne dis pas non, je ne dis pas oui non plus. Dans le panorama des barytons verdiens, le père d’Aida occupe une position singulière. Le compositeur ne lui a réservé aucun air – une caractéristique partagée avec Simon Boccanegra – et l’écriture vocale, dans chacune de ses interventions, est extrêmement dramatique, voire carrément violente au troisième acte, lors du duo avec sa fille. C’est ce qui me fait réfléchir…
Justement, comment vous glissez-vous dans ces rôles de baryton avec une voix conservant, pour une bonne part, ses couleurs de ténor ?
Je n’ai jamais prétendu devenir baryton, je me sens simplement à l’aise dans ces tessitures. J’ai le poids et la robustesse nécessaires dans le médium et le grave, et je sais comment colorer ma voix pour la rendre plus sombre. Je ne peux plus chanter Gabriele Adorno, Manrico ou Alfredo Germont et le public, me semble-t-il, est content de m’entendre en Simon Boccanegra, Luna et Giorgio Germont. Pourquoi me priverais-je ? J’ai parfaitement conscience qu’à mon âge, tout peut s’arrêter du jour au lendemain. Je fais des plans pour les deux, trois, quatre ou cinq années à venir, en sachant qu’ils ne se concrétiseront peut-être pas. La voix pourrait ne plus suivre, la santé non plus. Vous savez, je m’étonne moi-même d’être encore en train de chanter… Mais, dans la vie, j’ai toujours eu besoin de bouger, d’aller de l’avant, de relever de nouveaux défis, d’entreprendre de nouvelles choses. Je suis comme ça !
Et ces plans, quels sont-ils ?
Je chanterai mon premier Macbeth au Staatsoper de Berlin, en février prochain. Vous allez peut-être m’objecter que c’est un rôle de « méchant », sauf que je ne suis pas d’accord. Macbeth est certes un assassin, mais c’est avant tout une victime. Deux choses m’attirent vers ce personnage. D’abord, la partition : magnifique dès le premier duo avec Banco (« Due vaticini »), elle culmine dans le sublime « Pietà, rispetto » du dernier acte. Ensuite, la dimension tragique, celle de l’acteur de théâtre. Macbeth, comme Otello, est une suite de monologues shakespeariens mis en musique.
Et après Macbeth ?
J’aborderai, un mois plus tard, Don Carlo dans Ernani, au Metropolitan Opera de New York. Suivront, pêle-mêle, Montfort (Les Vêpres siciliennes), Miller (Luisa Miller), Posa (Don Carlos), Carlo (La forza del destino)… Et je continuerai à chanter Simon Boccanegra, Nabucco, Giorgio Germont, Luna…