Les 2 et 5 août, le chef coréen dirige l’avant-dernier chef-d’œuvre verdien au Théâtre Antique, avec « son » Orchestre Philharmonique de Radio France.
Otello est créé à la Scala de Milan, en 1887 ; comment voyez-vous le Verdi de ces années-là, a-t-il fondamentalement changé ?
Tout dépend de ce que l’on entend par changer, et si l’on considère l’homme ou l’artiste. Certaines personnes changent peu, d’autres beaucoup. Certaines aiment se livrer constamment à des expériences nouvelles, d’autres ont une conviction à laquelle ils restent attachés et expriment, avant tout, ce qu’ils ont dans le cœur. L’important, c’est ce que chacun porte en soi : pour un compositeur, c’est sa musique. Dans des œuvres aussi essentielles que Rigoletto, La traviata ou Simon Boccanegra, Verdi a dit ce qu’il avait à dire, tout est déjà dedans. C’est vrai qu’ensuite, au fil des ans, des éléments techniques diffèreront, la division entre airs et récitatifs disparaîtra au profit d’une construction utilisant des structures plus larges – mais c’est une constatation très banale –, et l’harmonie deviendra plus complexe. Je crois qu’il faut aussi voir là un effet de l’âge ; en vieillissant, on s’exprime de manière plus riche, plus variée, en même temps qu’on va vers davantage de simplification. Nous sommes tous en quête de vérité. En ce qui me concerne, et en tant que musicien, je me dirige vers une expression que je souhaite purifiée, débarrassée de tout excès. Ce qui n’est pas évident quand on dirige un opéra, où la vie et la mort sont vues à travers un prisme grossissant, et où une existence entière est résumée en trois heures !
Quelle place Verdi tient-il dans votre vie ?
De tous les compositeurs d’opéra, aucun ne me touche autant que lui ; je trouve absolument incroyable l’équilibre auquel il est parvenu entre le génie de l’artiste et la grandeur de l’homme. C’est une combinaison tellement rare… Les génies ne sont pas légion, pourtant il y en a ; il y a aussi des hommes d’une grande bonté, mais qui ne sont pas des génies. Des individus réellement grands, on en trouve encore moins ! C’est ce double aspect qui fait la force de Verdi, comme de Beethoven dans le domaine symphonique. Mozart était un pur génie musical, mais qu’était-il en tant qu’homme ? On ne le sait pas vraiment. Verdi, lui, est admirable sous tous les rapports. Dans ma vie, je n’ai rencontré que deux personnes dont je puisse dire la même chose : Carlo Maria Giulini et Olivier Messiaen.
En 1993, vous avez enregistré Otello, en studio, avec l’Orchestre de l’Opéra Bastille (Deutsche Grammophon) ; vingt ans plus tard, que pensez-vous de cette interprétation ?
Très franchement, je ne peux pas vous répondre : je n’aime pas un seul de mes enregistrements et je ne les écoute jamais. C’est comme pour les photos, les prendre, c’est une chose, les voir, c’en est une autre, et j’en ai horreur ! En fait, ce que l’on recherche dans l’art n’est pas très différent de ce que l’on recherche dans la vie : éliminer au maximum tout ce qui n’est pas nécessaire. Remettre sur le métier une œuvre que l’on aime est un plaisir, parce que, chaque fois, on va un peu plus loin, on la pénètre plus profondément. Le premier contact est pénible, on fait juste connaissance ; le véritable travail s’effectue ensuite, au fil des années, du moins si c’est une partition pour laquelle on éprouve une grande affection. Si tel n’est pas le cas, mieux vaut ne pas insister. Ne plus être contraint de faire ce qui ne vous procure aucun plaisir, voici encore un privilège de l’âge !
Votre Otello, en 1993, était Placido Domingo ; à Orange, ce sera Roberto Alagna, pour une prise de rôle intégrale très attendue…
J’aimais énormément l’Otello de Placido, mais aujourd’hui, il chante Simon Boccanegra… La voix de Roberto Alagna est magnifique. On pense trop souvent que, pour ce rôle, il faut un Heldentenor. En réalité, pas du tout ! L’entrée (« Esultate ! ») exige certes de l’héroïsme, mais de nombreux passages réclament surtout une grande sensibilité, à commencer par les duos d’amour. Je ne veux pas, en Otello, un chanteur qui se contenterait d’une perpétuel forte.
Vous avez souvent dirigé aux Chorégies ; le plein air pose-t-il des problèmes particuliers ?
Il peut en poser, mais pas dans le Théâtre Antique, à la condition qu’il n’y ait pas de vent. Le vent est l’unique danger à Orange, nous sommes obligés de vivre avec, et il est encore bien plus menaçant pour les chanteurs que pour le chef et les instrumentistes. Cet amphithéâtre est un lieu magique. Voir de si près dix mille spectateurs, les faire vibrer, et jouir d’une acoustique aussi naturelle, représente un moment unique !
On a dit de vous que vous étiez un « sculpteur du son » ; que faut-il entendre par là ?
Le son est la pensée unique du musicien, son principal travail tout au long de sa vie. Chaque musicien a, au fond de lui, un son merveilleux, idéal, qu’il voudrait produire, et sa recherche n’a pas de fin. Certains ont la chance d’y parvenir, de le faire sortir, grâce à leur instrument ou à leur voix, ce qui est le moyen le plus naturel. Moi, en tant que chef, je ne produis aucun son, je ne suis pas à 100 % un musicien, je ne peux qu’aider les instrumentistes dans leur quête, constituer un ensemble à partir d’individualités, et réussir à ce que cet orchestre trouve sa propre sonorité, tout en l’adaptant à chaque compositeur, ce qui est d’une extrême difficulté. On dit qu’on « tire » un son d’un instrument, y compris d’un piano sur lequel on frappe ; je trouve que ce verbe caractérise très bien notre démarche.
Cherchez-vous, pour Verdi, un son particulier ?
Pour moi, Verdi est le compositeur qui touche le public le plus large. Parce qu’il n’est pas compliqué, et que sa musique va directement de son cœur à celui des auditeurs. Jamais ses intentions ne sont assombries par le doute, ni encombrées de sous-entendus ou de sens cachés ; il n’est jamais banal, jamais superficiel. Je ne pense pas qu’on ait besoin de l’analyser intellectuellement pour le diriger ; ce qu’il faut, c’est rester naturel et humble. Dans Otello, pour moi, la difficulté n’est pas Verdi, mais Shakespeare et toute la violence contenue dans l’intrigue. Je n’aime pas cette haine, cette vengeance terrible, et encore moins la violence en général. Je prends plaisir à diriger l’ouvrage, mais j’aurais du mal, par exemple, avec Salome et toutes les choses horribles qui se passent sur scène, y compris le baiser sur la bouche de Jochanaan décapité !
Quelle place l’opéra occupe-t-il aujourd’hui dans votre activité ?
J’en dirige moins qu’avant, une ou deux fois par an, au plus. Et, très certainement, moins que pendant la période où j’étais directeur musical de l’Opéra de Paris, entre 1989 et 1994. J’aurais aimé faire davantage de Mozart, Falstaff aussi. Wagner, c’est autre chose ; musicalement, c’est admirable, mais j’ai du mal avec les textes. Alors que chez Verdi, j’aime tout !
Vous aimez particulièrement Olivier Messiaen ; avez-vous dirigé son Saint François d’Assise ?
En concert seulement, hélas, mais ce fut une expérience extraordinaire. Quelle chance d’avoir connu un homme comme lui ! Cette rencontre m’a marqué pour la vie. Tous ceux qui écoutent Saint François reçoivent un message ; il n’est pas le même pour tout le monde, mais il est là. Lorsque Frère Léon demande à François ce qu’est la joie parfaite, et que le saint lui répond que c’est la souffrance, le sacrifice total, il délivre un message qui est la base de notre existence ; combien connaît-on d’artistes qui, même à travers les pires épreuves, n’ont jamais abandonné ? De même, pendant la neuvième scène, François affirme que, pour être sauvé, il faudra avoir assez aimé. Comment être plus humain ? On ne le peut pas. On atteint là un niveau qu’il est impossible de dépasser. Lorsque Messiaen lance de tels messages, il est bien plus qu’un musicien.
Le Requiem de Verdi figure au programme des derniers concerts de votre mandat à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, en 2015. Ce choix est-il le vôtre ?
Non, je ne suis pas très fort pour tout ce qui concerne les plannings et les programmes. J’ai passé des années formidables auprès des musiciens du Philharmonique, que j’appelle « mes anges ». Le travail de directeur musical entraîne de lourdes responsabilités et n’a rien à voir avec celui d’un chef invité, qui doit seulement penser à la réussite de son concert. Ces derniers temps, j’ai dirigé le Philharmonique de Vienne, celui de Berlin, le Concertgebouw d’Amsterdam, des formations exceptionnelles, mais le contact avec elles est resté purement professionnel. Avec le Philharmonique de Radio France, j’ai vécu tout autre chose, un rapport humain comme je n’en ai éprouvé qu’avec l’orchestre de la Scala de Milan, pendant plus de vingt ans. Mais aujourd’hui, le temps que l’on peut passer auprès d’une phalange se réduit. Et je me consacre beaucoup à des œuvres humanitaires, comme l’UNICEF.
Lors du Concours International « Evgeny Svetlanov » qui se tiendra à Paris, du 25 au 28 juin (1), et auquel vous participerez avec le Philharmonique de Radio France, vous attribuerez le prix du Jeune Chef associé…
On se doit de donner un coup de pouce aux jeunes, ils en ont besoin. J’ai moi-même débuté de cette manière, quand Carlo Maria Giulini m’a appelé auprès de lui, à Los Angeles, et m’a confié beaucoup de concerts. Vous imaginez combien cette aide m’a été précieuse !
Il y a trois mois, vous êtes revenu au disque – et au piano ! – avec des pages très connues de Debussy, Chopin, Beethoven, Tchaïkovski, Schubert, Schumann et Mozart, publiées sous étiquette ECM…
J’ai trois fils, qui ont eux-mêmes des enfants ; c’est l’un d’eux qui m’a suggéré cette idée. On me demande souvent comment, en étant d’origine coréenne, j’ai appris à aimer la musique occidentale. J’avais six frères et sœurs plus âgés ; tous étudiaient cette musique, que j’ai donc entendue très tôt, y compris pendant les neuf mois ayant précédé ma naissance ! Ce disque est une lettre d’amour à tous les enfants, et il me relie à l’histoire de ma vie.