Récemment couronnée « Artiste de l’Année » aux International Classical Music Awards (ICMA), la soprano lettone vient tout juste de terminer, au Staatsoper de Hambourg, une série de représentations de Norma, opéra dont elle est devenue l’une des titulaires les plus recherchées aujourd’hui. Poursuivant sa conquête des grandes héroïnes de Bellini, elle chantera sa première Imogene d’Il pirata, à Dortmund, le 17 mai. Dans l’intervalle, elle aura publié son deuxième récital discographique pour Prima Classic, le label qu’elle a fondé. Intitulé Elle, l’album réunit un bouquet d’airs d’opéras français, de Gounod à Debussy, en passant par Bizet et Massenet.
Vous êtes à Toulouse, en ce moment (1), pour Norma, un opéra qui vous est particulièrement cher…
Je dois tout à Norma ! C’est le tout premier opéra que j’ai vu, à 13 ans, emmenée par mon grand-père qui voulait me faire une surprise. « C’est quoi l’opéra ? », ai-je demandé. « Tu verras ! », m’a-t-il répondu. Et cela a été un choc : un vrai coup de foudre, non au premier regard, mais au premier son ! Si bien qu’à l’entracte, j’ai dit que je voulais devenir cantatrice, pour être un jour Norma. Évidemment, cela a fait rire toute ma famille, mais cet amour pour l’opéra ne s’est jamais démenti et m’a vite fait entreprendre des études de chant, d’abord dans ma ville natale, Riga – où j’ai eu, entre autres, la mère de ma collègue Inga Kalna en formation musicale –, puis en Italie. Et lorsque j’ai enfin chanté ma première Norma, à Trieste, en 2016, je me suis dit que j’avais mis presque un quart de siècle à réaliser mon rêve ! Des débuts forcément très impressionnants, vu la difficulté du rôle, mais aussi parce que tout le monde m’attendait au tournant : on venait voir comment une soprano « étrangère » allait se débrouiller dans un emploi emblématique du bel canto, de surcroît dans un théâtre où rôdait encore le fantôme de Maria Callas, Norma in loco, en 1953 – ce dont certains spectateurs présents se souvenaient parfaitement ! C’est vous dire la pression pour la première… Mais cela s’est très bien passé, j’ai été accueillie à la fin par une montagne de fleurs, et le lendemain, les journaux ont même commencé à parler de moi comme de « la nouvelle Callas » – ce qui était faux, évidemment !
On peut supposer que votre longue fréquentation du répertoire rossinien vous a été précieuse ; Rossini est un compositeur qui a beaucoup contribué à lancer votre carrière, et avec lequel vous semblez avoir un lien particulier…
Je dis toujours que je n’ai pas choisi Rossini : c’est Rossini qui m’a choisie ! Et le plus amusant, c’est que lorsque j’ai écouté l’enregistrement d’Il viaggio a Reims dirigé par Claudio Abbado, chez Deutsche Grammophon, ma première réaction a été de me dire que cette musique n’était pas faite pour moi : trop de récitatifs, trop de vocalises, trop de variations… Eh bien, j’avais tout faux ! Car Rossini a été très important pour moi, à des moments clés de ma carrière. Mes premiers pas sur scène ont eu lieu en Rosina dans une version pour enfants d’Il barbiere di Siviglia, au Teatro Regio de Parme. En 2007, en tant que stagiaire de l’Accademia Rossiniana de Pesaro, j’ai justement participé à Il viaggio a Reims, dans les rôles de Madama Cortese et la Comtesse de Folleville (il avait même été question que je chante Corinna aussi…). L’année suivante, toujours à Pesaro, c’est dans le cadre du « Rossini Opera Festival » lui-même, que j’ai été engagée pour Anna dans Maometto II. Et je n’oublie pas mes débuts au Festival de Salzbourg, en 2009, en Anaï dans Moïse et Pharaon, sous la direction musicale de Riccardo Muti. Enfin, en 2013, à Amsterdam, j’ai fait Mathilde dans Guillaume Tell – un rôle que j’ai repris au Metropolitan Opera de New York, trois ans plus tard, dans la même production de Pierre Audi. Il était donc normal que, pour mon deuxième récital discographique, intitulé Amor fatale, chez BR-Klassik, je rende hommage à ce compositeur qui a tant compté pour moi. J’y chante des extraits d’opéras déjà faits en scène (Moïse et Pharaon, Maometto II, Guillaume Tell), à côté d’autres auxquels je songe, comme Otello, Semiramide, Armida et La donna del lago. Rossini est très difficile, mais aussi très formateur, car il exige agilité, contrôle du souffle, legato, et résistance également. Plus encore, c’est un répertoire où la responsabilité de l’interprète est cruciale : c’est à lui de relier son chant à l’émotion pour que la virtuosité ne soit pas vide de sens, de choisir la façon de colorer tel passage, tel mot… Il doit même à l’occasion se montrer co-compositeur, en écrivant ses variations et cadences, en liaison évidemment avec le style, mais aussi avec la situation dramatique et la psychologie du personnage. C’est d’ailleurs ce que m’avait fait comprendre le regretté Alberto Zedda, avec lequel j’ai beaucoup appris à Pesaro. Quand il m’a demandé quels étaient mes projets, et comme je mentionnais La traviata, j’ai été surprise de voir qu’il trouvait cela un peu dommage, car « chez Rossini, trois quarts de l’émotion reposent sur la performance du chanteur, pour un quart seulement venant de ce qui est écrit dans la partition, alors que chez Verdi, ce rapport est inversé ». En ce sens, Rossini ouvre vraiment la voie à Bellini et Donizetti.
(1) L’entretien a été réalisé le 6 octobre 2019.