Directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Montréal et du Staatsoper de Hambourg, le chef américain veille, des deux côtés de l’Atlantique, à équilibrer son calendrier, en réservant toujours une place de choix à l’opéra. En 2015, il a ainsi gravé la première véritable intégrale de L’Aiglon de Jacques Ibert et Arthur Honegger, avec l’OSM et une brillante distribution francophone, emmenée par Anne-Catherine Gillet. Le disque sort ce mois-ci, célébrant le retour de l’OSM au catalogue Decca.
Comment avez-vous commencé la musique ?
Je suis né à Berkeley, siège de l’Université de Californie. Mais peu après ma naissance, mes parents ont été obligés d’abandonner leurs études, lui en architecture, elle en microbiolologie, pour revenir travailler dans la ferme familiale, à Morro Bay, un petit village de pêcheurs, où j’ai grandi. Loin de toute grande ville, sans télévision, cinéma ou centre commercial, je me suis immergé dans la musique : c’était mon seul loisir. D’abord dans un contexte familial, puis en dehors de la maison, grâce à une figure locale extraordinaire : Wachtang « Botso » Korisheli, un pianiste d’origine géorgienne, installé à Morro Bay depuis 1957. Fuyant l’URSS, où son père avait été assassiné par le régime, il avait été admis à la Musikhochschule de Munich, qu’il avait dû quitter lors de l’entrée en guerre de l’Allemagne. Après avoir été emprisonné en Pologne, il avait finalement réussi à gagner les États-Unis. Mais il a dû renoncer à une carrière de concertiste, jugée trop risquée, pour se consacrer à l’enseignement… et son premier poste a justement été à Morro Bay ! Là, il a ouvert une école de musique, allant jusqu’à créer trois orchestres de jeunes, de tous âges, où la fille du fermier côtoyait le fils du pêcheur ou du cow-boy… Il a su véritablement toucher cette communauté cosmopolite, composée d’émigrés essentiellement venus d’Europe, pour commencer en Amérique une nouvelle vie. Il a ouvert ainsi des horizons non seulement musicaux, mais aussi intellectuels, incroyables. Car il donnait aussi des séminaires chez lui, le week-end, sur la littérature, l’histoire, les arts visuels… Botso a véritablement changé la vie de milliers de personnes ! Certains, comme moi, sont devenus musiciens, mais beaucoup d’autres, avec cette formation de haut niveau, sont partis de Morro Bay pour créer leur entreprise, devenir universitaires, etc. Je dois tout à cet homme extraordinaire, qui nous a hélas quittés l’été dernier, à l’âge de 93 ans, et avec qui, quand je revenais là-bas, je continuais à avoir des discussions philosophiques et culturelles d’une grande profondeur.
Est-ce cette expérience personnelle qui vous a poussé à écrire votre livre, paru en Allemagne sous le titre Erwarten Sie Wunder !, vibrante défense de la musique classique, attaquée de toute part comme étant élitiste ?
Absolument ! La vie des habitants de Morro Bay est l’illustration du pouvoir de la musique où l’on apprend, entre autres, à vivre ensemble pour faire quelque chose de beau, sans céder au consumérisme, ni à la dictature des sciences. Vous rendez-vous compte que pour évaluer la qualité de l’enseignement des systèmes d’éducation mondiaux, l’OCDE ne se base actuellement que sur des tests en mathématiques, en excluant la sensibilité aux arts ou l’aptitude aux langues étrangères ? En plus, cette polarisation sur les matières scientifiques s’appuie sur une vision erronée de l’histoire, présentant la culture comme l’apanage de castes privilégiées, voire aristocratiques. Or, au XVIIIe siècle justement, sous l’influence des Lumières, apparaît une ouverture de la musique qui n’est plus réservée à une élite, tendance que l’œuvre d’un Beethoven va encore plus exalter, avec ses appels à la fraternité et au progrès. Ce n’est pas un hasard si, à Berlin, l’« Hymne à la joie » de sa Symphonie n° 9 a trouvé immédiatement une résonance particulière pour célébrer la chute du Mur…