Le chef et fondateur du Concert Spirituel est sur tous les fronts en cette rentrée 2014, où l’on célèbre le 250e anniversaire de la disparition de Jean-Philippe Rameau, survenue le 12 septembre 1764, à Paris : une « carte blanche » à l’Auditorium du Louvre, le 14 septembre ; la sortie chez Glossa, en première mondiale, de l’« opéra-ballet » Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, le 23 septembre ; une nouvelle production de Castor et Pollux au Théâtre des Champs-Élysées, mise en scène par Christian Schiaretti, à partir du 13 octobre ; et un « Gala Rameau » produit par le Centre de musique baroque de Versailles, qui conclura en beauté les commémorations organisées par ce dernier depuis le début de l’année, avec des étapes à Metz, Gand et Versailles, entre le 9 et le 22 novembre.
Des deux versions de Castor et Pollux, datant respectivement de 1737 et de 1754, laquelle avez-vous choisie pour la nouvelle production du Théâtre des Champs-Élysées ?
Nous sommes tombés d’accord avec Michel Franck, le directeur du TCE, et le metteur en scène Christian Schiaretti, pour monter la seconde, beaucoup plus dramatique ; pour un homme de théâtre comme Christian, cette décision était logique. Castor et Pollux est un ouvrage difficile à mettre en place ; il faut que toute l’équipe artistique soit à l’aise avec le mot, le vers, la prosodie. Nous avons tous passé un temps infini à réciter. J’ai enfermé Christian avec trois de mes musiciens et moi, je lui ai dit l’intégralité du texte rythmiquement. Il a été convaincu parce qu’il se retrouvait au théâtre, il admirait ces vers mesurés qu’il n’arrêtait plus de déclamer à longueur de journée ; il a d’ailleurs fini par exaspérer tous ses collaborateurs du Théâtre National Populaire de Villeurbanne, avec la bande que nous lui avions enregistrée ! Ce que procure Castor et Pollux, c’est avant tout un plaisir littéraire.
Comment l’environnement musical se présentait-il à l’époque de Rameau ?
Il était foisonnant ; car en plus de l’Académie Royale de Musique, on comptait un nombre impressionnant de scènes qui se consacraient à l’opéra, y compris celles des Foires Saint-Laurent et Saint-Germain, pour lesquelles la plupart des compositeurs travaillaient dans le but de se faire un peu d’argent, sans oublier celle du Théâtre-Italien, qui offrait beaucoup de nouveautés. À l’Académie, on donnait un spectacle tous les jours ; on imagine difficilement au XXIe siècle un monde sans radio, sans télévision, mais dans lequel le divertissement tient une place importante. La vie lyrique, aujourd’hui, est pauvre en comparaison.
Que jouait-on ?
On jouait les gens à la mode, bien sûr, mais on faisait aussi de la musique « ancienne », on reprenait les ouvrages de Lully, de Campra… Il fallait faire tourner la boutique et rentrer des sous, donc parallèlement à ce qui représentait la modernité, on exploitait un fonds solide et sûr. Les spectateurs n’avaient que l’embarras du choix ! Quand on sait avec quelle rapidité les productions s’enchaînaient, on se dit que l’organisation d’une maison comme l’Académie devait être démentielle ; et que dire des répétitions ?
On déplore souvent la médiocrité des livrets de Rameau ; qu’en pensez-vous ?
À l’exception d’Hippolyte et Aricie et de Castor et Pollux, ils sont effectivement consternants. On aurait pu attendre quelque chose de la collaboration avec Voltaire, mais Samson n’a jamais été achevé, et franchement, Le Temple de la Gloire n’est pas inoubliable. En même temps, je suis presque sûr qu’un librettiste trop talentueux l’aurait gêné, de même qu’une dramaturgie trop forte. Là où il est le plus lui-même, c’est dans le domaine de la musique pure. Récemment, j’ai dirigé et enregistré Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, un « opéra-ballet » qu’il a composé en 1747. L’histoire est sans intérêt, mais l’enthousiasme des auditeurs était réel, car la musique les transportait. On est étonné que Rameau, homme d’une grande intelligence, courtisé par l’intelligentsia parisienne, au sommet de son talent, se satisfasse d’un tel texte, mais c’est parce que, musicalement, il va vers l’abstraction. Avait-t-il des concurrents qui marchaient dans la même direction ? Rien n’est moins sûr !
Une telle conception de l’opéra peut-elle décontenancer les mélomanes ?
Ceux qui vont à l’opéra pour assister seulement à une belle histoire d’amour et vibrer au spectacle de sentiments exacerbés, peut-être. Rameau, lui, réussit à les faire jouir et pleurer avec un simple accord de septième qui tombe à pic. En même temps, ses ouvrages sont un spectacle total, qui exige de bons décorateurs, de bons costumiers, d’excellents chanteurs ; il aimait les jolies voix, capables d’illuminer les mots, et il avait le génie de traiter un chœur comme s’il lui faisait faire un récital de mélodies. J’oserais dire que c’était un « showman » !
Platée, « comédie lyrique » que vous avez dirigée à Nuremberg, fait un peu figure d’exception.
Parce qu’on en voit toujours le côté amusant, alors que c’est une caricature sinistre qui révèle une réalité affreuse, d’une grande tristesse, un instantané sans pitié de la société et la description d’une solitude atroce, celle de la grenouille méprisée et raillée. On oublie trop souvent cela en ne pensant qu’au divertissement. Si Les Indes galantes ont toujours connu un immense succès, c’est que les spectateurs étaient séduits non seulement par la musique, mais aussi par l’aspect visuel du « show » qu’on leur proposait. Ce qui explique peut-être, a contrario, que Castor et Pollux, moins démonstratif, est aussi moins populaire.