Entretien du mois Sandrine Piau
Entretien du mois

Sandrine Piau

29/01/2024
Despina dans Cosi fan tutte, à Munich (2022). © Wilfried Hösl

Au hasard des rencontres, une ancienne maîtrisienne, devenue harpiste, férue de la Seconde École de Vienne et de musique contemporaine, est entrée dans la classe de William Christie, au Conservatoire de Paris, avant de se retrouver sur une scène d’opéra. Trente-cinq ans plus tard – et sans que le temps semble avoir aucune prise sur sa voix –, la soprano française demeure, à la fois, en marge du milieu lyrique et incontournable. Reflet, son nouveau disque paru chez Alpha Classics, au programme duquel se côtoient Berlioz, Duparc, Koechlin, Debussy, Ravel et Britten, témoigne, à nouveau, de sa passion pour la mélodie – en l’occurrence française, et avec orchestre. À la scène, elle reprendra, en avril prochain, Despina, dans Cosi fan tutte, au Bayerische Staatsoper de Munich. Avant de participer à la création de Melancholie des Widerstands de Marc-André Dalbavie, le 30 juin, au Staatsoper de Berlin.

Vous vous qualifiez plus volontiers de musicienne que de chanteuse. Près de trente-cinq ans après vos débuts à l’opéra, vous sentez-vous toujours un peu extérieure à ce milieu ?

La musique est le lien. Qu’on utilise un instrument ou sa voix, chacun ses armes. Les expériences fondatrices restent toujours très marquantes. J’ai commencé par la harpe, et donc eu des réflexes d’instrumentiste. Je préfère, c’est vrai, me qualifier de musicienne, plutôt que de chanteuse. Et d’ailleurs, quand on fait de l’opéra, il faut aussi être comédien. Je n’ai pas eu un agent dès mes premiers pas, parce que, dans le baroque, les choses ne se passaient pas comme cela. J’ai pris d’autres chemins, qui étaient moins tracés. Je voyais la construction de certains de mes collègues, qui partaient des mois, et faisaient très peu de concerts. Or, j’ai débuté avec des « baroqueux », dont c’était l’activité principale. Les productions d’opéra sont venues après, quand ce répertoire est devenu incontournable. Finalement, tous ces spectacles auxquels j’ai participé, en trente-cinq ans, sont, surtout, liés à une logique de rencontres et de demandes, non de carrière. L’opéra est une grande machinerie – ce qui n’empêche pas le désir entre chef et metteur en scène. Au départ, on ne sait pas toujours pourquoi on y est, sauf dans des cas très précis.

L’opéra est-il, pour vous, un accident, quelque chose d’accessoire, un mal nécessaire, une récréation, tout cela à la fois, mais rien de tout cela ?

C’est, peut-être, une coquetterie de la vie. Quand j’en fais beaucoup, je me dis : vivement les concerts ! Mais quand j’en donnais davantage, quelle joie de participer à une production d’opéra, de se poser un mois dans un pays, d’avoir le temps de faire de la gym, des choses pour soi, d’étudier d’autres partitions. Et quand un spectacle est réussi, avec cette symbiose entre un metteur en scène, un chef, un lieu et une distribution, c’est un immense bonheur. J’ai eu la chance de participer à des productions qui m’ont marquée à vie. La rencontre avec Pierre Audi a été déterminante – comme directeur, à Amsterdam, et comme metteur en scène, pour Pelléas et Mélisande, Alcina, etc. Avec Laurent Pelly, aussi. Dans le cas d’Olivier Py, les choses ont été plus douloureuses, parce que j’étais quand même un peu malade, pendant les répétitions de Dialogues des Carmélites, au Théâtre des Champs-Élysées – spectacle merveilleux, que j’ai eu la chance de refaire à Bruxelles. C’est de l’art total, donc c’est irremplaçable. Et j’ai vraiment besoin des deux.


La Belle-Mère dans Innocence, à Londres (2023). © Clive Barda/ArenaPAL

Vous avez pris part, en juillet 2021, au Festival d’Aix-en-Provence, à votre première création mondiale d’un opéra, Innocence de Kaija Saariaho, dans le rôle de la Belle-Mère. Vous l’avez repris, au Covent Garden, quelques semaines avant la disparition de la compositrice, le 2 juin 2023. Qu’avez-vous retiré de cette expérience, surtout avec un sujet aussi fort ?

À Londres, on nous a proposé une psychologue à qui parler, pour parvenir à créer une sorte de distance, nécessaire, entre la situation, les rôles que nous incarnions, et nous. Parce qu’il y a toujours quelque chose de poreux. Surtout dans cet opéra, où nous jouions des personnages qui, en l’occurrence, avaient existé – Innocence s’inspire d’une tuerie dans un lycée, comme on peut en voir aux États-Unis, même si l’action se déroule en Finlande. Participer à cette création a été une immense chance – que je dois d’ailleurs, encore une fois, à Pierre Audi. Particulièrement à un moment où j’arrive à la croisée des chemins, puisque ma voix, qui reste ductile, me permet de continuer à interpréter des femmes très jeunes. Cette dichotomie entre ce que je suis et les personnages que j’incarne, me semblait très drôle. Parce qu’on n’est pas au cinéma, et que l’opéra est un art de distance. Sauf quand il y a de la vidéo, ce qui est, de plus en plus, le cas. On ne peut plus, alors, préserver ce côté magique de la distance, qui fait qu’un homme peut jouer une femme – ou le contraire – de façon crédible, avec un peu de maquillage… Cet aspect un peu transgressif de l’opéra a disparu, parce qu’on est davantage dans la réalité. Innocence m’a offert la possibilité de faire coïncider ce que je suis aujourd’hui, avec un rôle. Et la rencontre avec Kaija Saariaho, qui était un personnage, a été très émouvante. J’avais vu, au Théâtre du Châtelet, avec des étoiles dans les yeux, L’Amour de loin, que j’avais trouvé absolument merveilleux, et très vocal. Avec Innocence, nous avions l’impression d’avoir du gravier dans la gorge, parce que la dureté du sujet faisait que nos rôles, à part celui de Magdalena Kozena, par moments plus mélodique, étaient très en tension. Cela a été un malentendu, avec lequel il a fallu que je me batte : Kaija me connaissait, et je pensais qu’elle écrirait beaucoup de sons filés, ma spécialité, alors qu’elle m’a composé une partie d’une immense violence vocale – en accord avec celle du personnage, qui est dans le déni, complètement hystérique, et menace d’exploser, si tout ne rentre pas dans sa construction ! C’était, à la fois, un défi, très étrange, et un parcours : la venue de Kaija, pour la reprise au Covent Garden – elle a fait cet énorme effort, entourée de sa famille, mais sans doute était-elle, quand même, heureuse de pouvoir être là –, a été d’une immense tristesse. Parce qu’on a senti qu’une page allait se tourner, et qu’on ne la reverrait pas. Une telle expérience est un vrai cadeau de la vie. Dont a, probablement, découlé l’invitation du Staatsoper de Berlin, pour Melancholie des Widerstands (Mélancolie de la résistance), le nouvel opéra de Marc-André Dalbavie, prévu en juin prochain. Autrement, ils n’auraient pas pensé à moi. Que ce soit en premier, en deuxième ou en ­douzième choix ! C’est une belle porte qui s’ouvre. D’autant que, comme harpiste, j’étais spécialisée dans le répertoire contemporain. Et puis, parce que j’ai rencontré William Christie, je suis partie dans une autre direction, qui m’était, alors, totalement inconnue : je ne savais pas qu’il y avait des ornements dans le baroque, qu’on pouvait improviser, rien !

Aujourd’hui encore, Haendel et Mozart restent les deux piliers de votre répertoire scénique – Haendel, que vous avez abordé, en 1993, grâce à Christophe Rousset…

Quand je me suis présentée au Conservatoire de Paris, dans la classe de William Christie, il faisait énormément de musique française des XVIIe et XVIIIe siècles. Je me suis donc plongée dans cet univers. Et je ne connaissais pas encore cet autre pan du répertoire baroque, qui est mon bel canto à moi. Quand il a eu l’occasion de faire son premier opéra de Haendel, avec Scipione, Christophe Rousset m’a imposée, contre vents et marées, à la maison de disques, qui ne me voulait pas. À la fin du concert, au Festival de Beaune, une personne du public est venue me voir, en disant : « Mademoiselle, vous avez trouvé votre voie. » Dans tous les sens du terme : aussi bien ma voie, que ma voix. C’était, évidemment, la musique que j’allais devoir faire, et qui me convenait. Car j’ai découvert, petit à petit, en travaillant, que j’étais, effectivement, plutôt virtuose. Et que cela me plaisait ! Il ne faut pas embrasser une carrière haendélienne, si la difficulté de la vocalise ne vous amuse pas : on va, parfois, se battre avec certaines, qui sont revêches, mais si tout cela n’est qu’une purge, mieux vaut chanter un autre répertoire.

Je suis restée un lutin, et ma voix a suivi ce chemin. Sandrine Piau

Votre parcours haendélien vous a menée, tant vers des rôles plus légers, comme Morgana (Alcina) et Dalinda (Ariodante), que vers des héroïnes tragiques, telles qu’Asteria (Tamerlano), Cleopatra (Giulio Cesare), et jusqu’à Alcina. Cette dernière vous a-t-elle nourrie, personnellement ?

Par nature, je suis quelqu’un d’assez sinistre. Ce n’est pas forcément ce que je dégage vocalement, mais, même si je peux être drôle, je reste très sombre dans ma conception du monde. Rire pour ne pas en pleurer… Je suis vraiment un clown triste ! J’ai eu, soudain, l’impression d’être face à des rôles, dans lesquels je pouvais diffuser une partie de cette noirceur. Jusqu’à Alcina. Depuis ma prime jeunesse, je ne rêvais que d’incarner des personnages de ce genre : j’avais envie de faire pleurer Margot. Et William Christie me donnait plutôt des rôles légers, parce que ma voix l’était, et qu’ils me convenaient très bien. Ces héroïnes m’ont, donc, permis une rencontre avec mes vœux les plus profonds, et, peut-être, de révéler une partie de moi-même, que les gens connaissaient moins. Je dois, encore, en remercier le tandem Christophe Rousset/Pierre Audi, parce que ce sont eux qui m’ont, d’abord, proposé Asteria, dans le diptyque formé par Tamerlano et Alcina, et créé au Festival de Drottningholm. Un jour, ils m’ont demandé si je ne voulais pas passer d’une production à l’autre… C’était, évidemment, très excitant ! Alcina cristallise ce que je ressens dans ma propre vie : un pied de chaque côté, à ne pas savoir choisir. Parce que c’est un des rares opéras de Haendel, où j’aime autant les deux parties de soprano, pour des raisons très différentes. Sur scène, j’ai même tendance à préférer Morgana, car la conduite théâtrale et l’harmonie dans la construction du rôle sont très intéressantes. Alors qu’Alcina enchaîne air lent sur air lent, jusqu’à cette merveille qu’est « Ah ! mio cor » – après quoi, il faut encore attaquer « Mi restano le lagrime ». Nous avions, dans la mise en scène extraordinaire de Pierre Audi, une façon de bouger très chorégraphiée, qui permettait d’étirer le temps, avec un côté presque kabuki, grâce auquel je ne me sentais pas abandonnée dans un air de douze minutes. Il fallait trouver une manière de se déplacer, qui soit celle d’une magicienne. Et elle était d’une méchanceté ! Dès que quelqu’un passait dans son espace vital, un coup de griffe partait. C’était passionnant à faire, physiquement et théâtralement.


Alcina à Bruxelles (2015). © Bernd Ulhig
Morgana dans Alcina, à Salzbourg (2019). © SF/Matthias Horn

Est-ce parce que vous êtes dépourvue d’ego de prima donna, qu’après avoir abordé le rôle-titre, vous êtes revenue à Morgana ? Ou parce que Salzbourg, à l’invitation de Cecilia Bartoli, ne se refuse pas ?

Ma carrière ne sera jamais linéaire : je n’ai, ni le physique, ni la voix, pour aller, comme Véronique Gens, dont je suis la fan absolue, vers des rôles de plus en plus lyriques, voire des mezzos. Je porte, dans l’ADN de mon instrument, et peut-être de mon apparence, ce va-et-vient entre des parties légères, y compris dans l’esprit, et des répertoires plus capiteux, que j’ai la chance de pouvoir m’autoriser aujourd’hui. Sans m’oublier dans des directions qui ne sont plus, ni l’une, ni l’autre, complètement moi. Les choses trop légères, je ne peux plus, les choses trop lourdes, je ne pourrai jamais ! C’est une espèce de ligne de crête, qui ne doit pas être trop étroite. Il faut savoir être clair sur notre petit chemin, avec sa largeur, qui est différente pour chacun. Et être conscient de ce que les gens, non seulement reçoivent, mais ont, aussi, envie de recevoir de nous. En allant parfois dans leur sens, sans pour autant se perdre dans le désir des autres. Ne pas accepter de se laisser figer, mais ne pas, non plus, se jeter dans des rêves, dont on sait qu’ils sont complètement déraisonnables. Ou alors y aller comme des échappées belles. Et pouvoir revenir. C’est, peut-être, l’équilibre de toute vie… Je peux encore chanter ces répertoires dits « de jeunesse », sur lesquels je me suis construite. Tant qu’eux ne me quittent pas – même si ma jeunesse, elle, m’a clairement quittée ! Christophe Rousset nous a offert, à Gstaad et à La Côte-Saint-André, en août 2022, Die Zauberflöte. Jeremy Ovenden et moi étions morts de rire, parce que nous ne reprendrons plus jamais sur scène, ni l’un, ni l’autre, Tamino et Pamina. Mais nous avons éprouvé tellement de plaisir à le faire, par cœur, en concert.

Si Pamina vous a accompagnée pendant près de vingt-cinq ans, vous êtes allée, chez Mozart, jusqu’à Konstanze (Die Entführung aus dem Serail) et Donna Anna (Don Giovanni), mais n’avez, finalement, jamais chanté Susanna (Le nozze di Figaro)…

Malheureusement, je n’étais pas libre, les deux fois où j’en ai eu l’opportunité. J’aurais adoré faire Susanna – pour le personnage, et pour la musique. Quant à Donna Anna, on en a une image très lourde. Lorsque notre regretté Jean-Claude Malgoire me l’a proposée, j’ai hésité. J’avais dans l’oreille Margaret Price, qui est mon modèle, même si je n’ai pas sa voix – si j’ai su faire des sons filés, c’est parce que j’ai disséqué la technique de cette artiste. Et Jean-Claude m’a dit – est-ce vrai, ou était-ce seulement pour me convaincre, parce que c’était un coquin ? – : « À l’époque de Mozart, cette typologie de voix n’existait pas ; Susanna, la Comtesse et Cherubino alternaient les rôles. Et puis, il n’y a aucune raison que Donna Anna soit un tank ; sinon, pourquoi son ténor serait-il encore vivant, si loin dans l’opéra ? » Il m’avait beaucoup fait rire ! On ne m’a, effectivement, pas tellement demandé ce rôle ailleurs. Quand je l’ai interprété en concert, les gens se sont demandé, même en Italie, pourquoi on ne donnait pas Donna Anna à des voix un peu plus légères. Mais cela n’a guère changé.


Pamina dans Die Zauberflöte, au Théâtre des Champs-Élysées (2011). © Marion Kalter/Bridgeman Images

Vous avez toujours dit que l’opéra du XIXe siècle ne vous intéressait pas. Mais, sans doute, vous a-t-on proposé quelques rôles de soprano léger, comme Olympia (Les Contes d’Hoffmann) ?

J’ai vite fait comprendre à mon agent que je préfèrerais toujours chanter Haendel, plutôt que « Les oiseaux dans la charmille » – que je me suis d’ailleurs, à une époque, amusée à jouer à la harpe, en chantant assise sur ma chaise ! Mais, quand on n’a aucune affinité avec un répertoire, il est bon, parfois, de se forcer. J’ai essayé de travailler un peu Donizetti, mais je ne me retrouvais franchement pas dans l’opéra de cette époque. Et puisque Haendel m’offrait cette possibilité de virtuosité ! Je ne comprenais rien à Rossini… J’ai, toutefois, eu un ­immense plaisir à enregistrer, avec Giulio Prandi, la nouvelle édition critique de la Petite Messe ­solennelle, pour le label Arcana. Pour être honnête, on m’a peu proposé cette musique. Parce que, surtout en France, j’ai été longtemps identifiée comme une « baroqueuse ». Beaucoup commettent l’erreur de penser qu’en venant de ce répertoire, on ne peut pas chanter celui du XXe siècle, alors que Pelléas et Mélisande n’est qu’une redite d’Atys de Lully – c’est un long récitatif, certes un peu plus orchestré. Et la mélodie et le lied ont des impératifs très proches de ceux d’une cantate baroque, ou d’un air de cour de Lambert. J’ai passé mon prix de harpe avec les Folk Songs de Berio, qui sont des chants populaires harmonisés. D’ailleurs, Cathy Berberian a fait beaucoup de Monteverdi, qui est d’une grande modernité. Finalement, j’ai une carrière très logique.

Vous avez enregistré, sur l’album Clair-Obscur (Alpha Classics, 2020), premier volet d’un diptyque, dont votre nouveau disque, Reflet, toujours dirigé par Jean-François Verdier, est le pendant, les Vier letzte Lieder de Richard Strauss. Vous aviez exprimé, à une époque, l’envie de chanter Sophie (Der Rosenkavalier), voire d’aller jusqu’à Lulu…

On m’a proposé Sophie deux fois, mais la production n’a, finalement, pas existé. Je ne pourrais, évidemment, plus aborder ce rôle aujourd’hui. Et comme je ne suis quand même pas une Maréchale, je ne ferai pas Der Rosenkavalier. Mais je n’ai aucun regret, parce que d’autres choses se sont produites, auxquelles je ne m’attendais pas forcément. J’ai eu la chance de grandir dans ce métier, à une époque où on pouvait devenir chanteuse d’opéra, sans avoir à passer par les classes des grands conservatoires. Dans la génération précédente, soit on était Régine Crespin, soit c’était difficile, avec une voix plus légère, si on n’était pas une colorature stratosphérique – il n’y aurait, en tout cas, pas eu de place pour moi. Une carrière, c’est la rencontre d’une époque, avec ce que vous êtes, et les personnes qui vous entourent. Il faut beaucoup de travail, et d’instinct, pour se maintenir, mais ce qui allume la mèche, c’est, d’abord, d’arriver au bon moment.

Se maintenir, et garder, notamment, cette capacité à émettre des sons filés, est-ce un travail quotidien, ou de la chance ?

Je crois beaucoup à la force du travail. Ne serait-ce que pour se protéger de l’adversité – quand on tombe sur une production difficile, ou des tempi qui ne nous conviennent pas… Même si le corps évolue, les petites fenêtres qu’on ouvre dans sa tête permettent, parfois, d’accéder à des choses qu’il semble vouloir nous refuser. Et il faut accepter que certaines fenêtres se referment, et que d’autres s’ouvrent. Évidemment, je n’utilise plus – cela n’aura échappé à personne – les suraigus, alors que, dans Der Tod und das Mädchen de Schubert, par exemple, je me suis amusée à faire un ré grave, que la moitié des mezzos n’ont pas forcément. Ma voix s’est, tout de même, déportée d’une quinte vers le bas ! Si je peux moins juger de mon timbre, j’entends que, comme mon physique, il n’a pas radicalement changé. J’ai eu tendance à rester un lutin, et mon instrument a suivi ce chemin. Même si certaines vocalises m’amusent moins qu’avant, je n’abandonne pas, de façon brutale, un répertoire. Parfois, certains artistes n’ont pas le choix, et doivent se réinventer. Pour ma part, je n’ai pas eu à choisir, bien que j’aille plus d’un côté que de l’autre. Clair-Obscur et Reflet font partie de mes projets les plus intimes, les plus profonds. Je suis vraiment très reconnaissante à Alpha Classics d’avoir pu enregistrer ces deux volets. La musique de ces récitals m’a permis une réflexion sur la vie, la mort, le faux-semblant.


Mélisande dans Pelléas et Mélisande, à Bruxelles (2008). © Maarten Vanden Abeele

Avez-vous, d’emblée, pensé ces deux programmes en miroir, ou Reflet a-t-il découlé de Clair-Obscur ?

Je me suis, d’abord, demandé s’il ne fallait pas mélanger ces deux univers, français et allemand. Mais, certains trouvent, déjà, mes programmes assez fourre-tout, dans la mesure où j’ai tendance à déstructurer de plus en plus les cycles. J’en ai, donc, parlé à mon grand ami Jérôme Correas, qui m’a demandé quelle était mon urgence. Clair-Obscur, consacré à Zemlinsky, Berg et Richard Strauss, s’est imposé : si je n’en faisais qu’un, il fallait que ce soit celui-là. Mais ce projet a, dès le début, été pensé comme un diptyque. Pas de triptyque : je ne vais pas vous asséner je ne sais quoi. Même s’il y aurait de la musique anglaise extraordinaire à faire !

Vous avez souvent dit votre passion pour Britten…

J’étais contente de pouvoir inclure ses Quatre Chansons françaises au programme de Reflet : c’est un peu une pirouette, mais elle a vraiment du sens. Britten a écrit ce cycle, alors qu’il n’avait pas 15 ans, avec une maîtrise du phrasé qui n’est, certes, pas encore celle des Illuminations, où il fait preuve d’une symbiose extraordinaire, avec un texte, pour le coup, très sibyllin. Il parvient, par un jeu de frottements bizarres avec les poèmes de Hugo et de Verlaine, à une espèce de troisième voie, étrange, qui me plaît beaucoup. Il m’est arrivé de me demander s’il fallait gommer tel contre-accent, ou au contraire l’assumer, comme dans Schubert ou Schumann, parfois. Avec Britten, la musique de la langue est transformée d’une belle façon, parce qu’elle ouvre une autre voie de liberté.

Berlioz ouvre-t-il le programme, avec Le Spectre de la rose, pour signifier, peut-être, que c’est des Nuits d’été,que découlent les mélodies de Duparc et de Koechlin ?

J’aime mélanger, parfois, la chronologie, mais il me semblait compliqué de revenir au Spectre de la rose, après les univers de Mallarmé, mis en musique par Ravel, et de Britten. Il y a, aussi, le lien avec Malven de Richard Strauss, sur lequel s’achevait Clair-Obscur ; Reflet s’ouvre avec une autre fleur, comme en négatif. Que reste-t-il, quelle est l’essence de quelqu’un, quand il disparaît ? Et enfin, cette mélodie a un côté chambriste, qui nous permettait de commencer ce disque de façon très intime, pour entrer dans le monde un peu capiteux de Duparc, puis de ces merveilleuses mélodies de Koechlin, que je suis tellement heureuse d’avoir pu enregistrer. D’autant que trouver les partitions a été la croix et la bannière ! Ce qui pourrait expliquer, en partie, qu’on ne les donne pas… Épiphanie me rappelle Alcina : ce temps qui dure, avec cette femme sans chair, sans sexe, ce spectre, cette transparence.

Vous êtes chanteuse d’opéra, un peu, de concert, beaucoup, et de disque, aussi. Quel est votre rapport au micro, et au studio d’enregistrement ?

Le disque est une image sonore, comme la photo est une image tout court. Où est la vérité ? Est-ce votre figure sur un selfie, où vous n’êtes pas plus vous-même que dans la réalité, ou une image travaillée ? L’enregistrement en studio nous oblige, vraiment, à recréer une réalité. Dans une salle, l’oreille s’adapte, ce que ne fait pas un micro. Selon le temps dont on dispose, on peut faire dix disques différents. Cette construction est, aussi, un portrait de soi. Parce que nos choix nous déterminent. Aujourd’hui, on boucle des enregistrements en deux jours et demi. Au bout de cinq heures, on fait ce qu’on peut, et pas forcément ce qu’on veut – en tout cas, pas davantage qu’en concert. C’est un marathon qui va faire ressortir, tantôt un travail sur le détail, tantôt l’énergie du désespoir. La musique est comme un parfum, elle est volatile. La graver est contre-nature. Un disque est la vérité d’un moment, où tout le monde s’est mobilisé autour d’une même énergie.

Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI

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