À l’occasion du 70e anniversaire du directeur musical de la Scala, nous republions l’essentiel de l’entretien qu’il avait accordé à Opéra Magazine en juin dernier.
Vos débuts à l’opéra remontent à 1974, dans Madama Butterfly, à Chicago. Quel regard portez-vous sur l’évolution du monde lyrique, au cours des cinq dernières décennies ?
Il me serait facile, à mon âge, d’être nostalgique d’une manière de faire à l’ancienne ! Mais ce serait une mauvaise réponse. J’ai eu le privilège de connaître un âge d’or, et de travailler avec les plus grands chanteurs et metteurs en scène, à partir de la fin des années 1970. Même en tant qu’auditeur, j’ai eu la chance d’assister à des représentations légendaires. C’était, bien sûr, une période unique, que nous considérons tous comme supérieure. Il n’en faut pas moins essayer – et c’est ce que nous faisons, autant que nous le pouvons, avec Dominique Meyer, et la direction artistique de la Scala – de nous adapter au goût du jour, en cherchant toujours une combinaison entre les vedettes et les jeunes talents, ce dont la production d’Un ballo in maschera était d’ailleurs un cas typique. Nous devons aussi ouvrir les yeux dans différentes directions pour les metteurs en scène, plutôt que de nous en tenir aux noms habituels, et prévisibles, comme la Scala a malheureusement eu tendance à le faire dans le passé.
Quelles relations entretenez-vous avec les metteurs en scène actuels ? Vous avez très souvent collaboré avec Davide Livermore, à la Scala, depuis le début de votre mandat de directeur musical…
Nous avons travaillé ensemble, pour la première fois, en 2012, au Palau de les Arts de Valence, sur une production de La Bohème. Nous sommes tombés d’accord, dès notre rencontre, sur le fait que la mise en scène devait avoir un caractère très frais, neuf, évocateur, mais en gardant à l’esprit que la voix principale revenait à la musique. Davide Livermore est un musicien, avec des idées nouvelles, parfois provocatrices, comme dans le Macbeth du 7 décembre dernier, à la Scala. Il n’en fait pas moins toujours preuve de respect pour la partition. C’est un principe très important pour tout ce qui touche au théâtre lyrique, et un équilibre auquel il convient de veiller.
Avez-vous déjà refusé d’être associé à certains metteurs en scène ?
Je m’en tiens, depuis mon arrivée à la Scala, à deux nouvelles productions par saison. Nous devons, évidemment, être sélectifs dans nos choix. Pas seulement avec les metteurs en scène, mais aussi avec les chanteurs. C’est toujours un sujet de discussions, pour parvenir à un équilibre entre mes idées et celles de Dominique Meyer. C’est le charme du travail d’équipe ! Chacun doit apporter sa propre contribution, exprimer ses goûts, pour que quelque chose sorte de cette réflexion en commun.
En 2013, à l’époque de votre dernier grand entretien avec Opéra Magazine (*), vous ne dirigiez plus que très rarement des opéras en version scénique. Qu’est-ce qui vous a convaincu d’accepter le poste de directeur musical de la Scala, après avoir été à la tête d’orchestres symphoniques aussi prestigieux que le Concertgebouworkest Amsterdam et le Gewandhausorchester Leipzig ?
Quand j’ai reçu cette proposition, il m’a fallu prendre une décision, évidemment liée au plaisir de remonter aux racines de ma carrière de chef, comme assistant de Claudio Abbado, au début des années 1970. J’ai dû mettre un terme à ma relation avec le Gewandhaus, alors que j’arrivais à la période de renouvellement de mon contrat, car je ne pouvais pas faire les deux. Une maison d’opéra exige beaucoup de temps. Et n’oubliez pas que la Scala comprend deux fonctions, celle de directeur musical du Théâtre (Teatro alla Scala), et de chef principal de l’Orchestre (Orchestra Filarmonica della Scala) – deux institutions indépendantes, avec un orchestre en commun, mais une organisation, des saisons et des styles de programmation différents ! J’ai abandonné Leipzig après dix ans d’une expérience musicale très importante à mes yeux, pour consacrer mon temps à Milan.
Était-ce un choix, une exigence de votre part, de ne diriger que deux productions d’opéra par saison ?
Deux directeurs de la Scala successifs – et aussi les musiciens – ont exercé une forte pression pour que j’en dirige davantage, mais je me connais, et je sais comment faire de la musique avec le bon équilibre pour mon énergie. D’autant que je dois garder du temps pour la saison symphonique de l’Orchestre, dont nous fêtons, en 2022, le 40e anniversaire !
Le Concertgebouworkest a été fondé en 1888, le Gewandhausorchester plus d’un siècle plus tôt (1781), et l’histoire de la Scala remonte à 1778. Qu’est-ce qui vous attache à des institutions avec une tradition et un héritage aussi forts ?
Pour moi, les racines du passé sont les lignes à suivre, à perpétuer, et à essayer de renouveler. C’était ainsi au Concertgebouw, avec la grande tradition de Bruckner et Mahler, comme au Gewandhaus, avec Mendelssohn, Beethoven, Schumann, Brahms, et même Bach, sur lesquels j’ai travaillé intensivement. Ces racines n’en sont d’ailleurs pas moins importantes dans mes activités de chef invité, par exemple en jouant Debussy et Ravel avec l’Orchestre de Paris, Rachmaninov et Varèse avec le Philadelphia Orchestra, ou Mahler avec le New York Philharmonic. On peut aller en profondeur, en prenant le temps de parler avec les musiciens de leur relation forte avec la tradition. Ce terme a, en effet, non seulement à voir avec le son, mais aussi avec la communication entre différentes générations d’instrumentistes. Et cette tradition, musicale et verbale, est parfois documentée sur le papier. Étudier certaines partitions de Leopold Stokowski, à Philadelphie, était très intéressant.
Est-ce cette tradition qui rend l’orchestre milanais si unique du point de vue du son, et du phrasé ?
Le son est la carte d’identité d’un orchestre. Quand on entend celui de la Scala, l’alliage entre les cordes, les bois et les cuivres produit, en effet, un son unique, fondamentalement sombre, mais avec une couleur clairement « Mitteleuropa », comparé à d’autres phalanges italiennes. C’est aussi une question de flexibilité. Ces musiciens jouent quotidiennement des opéras, et doivent donc être prêts à la moindre variation de la pulsation, en accord avec la voix humaine, qui est déterminante pour le phrasé. En parallèle, l’Orchestre suit, depuis sa fondation par Claudio Abbado, en 1982, une ligne de développement du grand répertoire symphonique, dans toutes les directions, depuis le baroque jusqu’à la musique contemporaine, ce qui lui donne sa forte personnalité.
Comment choisissez-vous les deux opéras que vous dirigez par saison ?
Durant le mandat d’Alexander Pereira, nous avions fait le choix clair d’un parcours consacré aux œuvres de Puccini, dans des versions soit oubliées, soit jamais représentées dans ce théâtre. La première mouture de Madama Butterfly, qui a ouvert la saison 2016-2017, avait causé au compositeur le plus grand choc de sa vie, tant elle avait été mal reçue à Milan. Cette période avec Puccini a été très intense pour moi. Même chose avec Verdi : Giovanna d’Arco, que j’ai dirigée pour l’ouverture de la saison 2015-2016, n’avait pas été redonnée à la Scala depuis sa création, en 1845 ! Mais il est temps que nous regardions dans de nouvelles directions. Le répertoire italien sera, certes, toujours privilégié, mais nous pensons désormais à élargir notre horizon.
Qu’est-ce qui a attiré votre attention sur les premières versions des opéras de Puccini ? Pourquoi avez-vous eu envie de les défendre ?
J’ai eu de nombreuses discussions avec des musicologues, et ces années d’étude des partitions ont été un moment privilégié. Il en va de même pour Mendelssohn. Lorsque j’étais à Leipzig, j’ai pu diriger ses Symphonies dans des versions différentes, qui n’avaient plus été jouées depuis leur création, tout simplement parce qu’elles n’étaient pas encore publiées. Les nouvelles éditions critiques sont un vecteur important pour reconsidérer l’interprétation. Ainsi, nous avons présenté Macbeth à la Scala, en décembre dernier, dans l’édition critique de Ricordi. Les nombreuses différences avec la version traditionnelle ont renouvelé mon approche de cet opéra.
Qu’avez-vous appris sur Puccini, à la fois en tant que musicien et qu’homme de théâtre, en abordant les versions originales de ses opéras ?
J’ai d’abord découvert que Puccini n’avait jamais composé de mauvaise musique, même dans ces moutures méconnues. La possibilité de comparer qu’offrent ces nouvelles éditions, met le public dans la position privilégiée de déterminer, individuellement, quels sont ses goûts. Ce printemps, à Lucerne, je me suis replongé dans Mendelssohn, dont nous avons joué les œuvres dans des versions alternatives. Les musiciens les ont abordées avec grand intérêt, surprise, et enthousiasme.
S’agissant de Puccini, quel est votre goût personnel ?
Puccini est très clair dans sa façon de dicter un rôle au chef d’orchestre, qui pourrait se résumer ainsi : « N’essaie pas d’être créatif. Étudie ma partition. Et sois fidèle. » Il partage la même vision du métier que Mahler, son cadet de deux ans, qui pensait que le chef ne pouvait que ruiner sa musique. C’est pourquoi les partitions de ce dernier regorgent d’indications sur ce qu’il ne faut pas faire ! Dans son livre Puccini interprete di se stesso, Luigi Ricci recense, pour chaque opéra, les reproches que le compositeur adressait régulièrement aux chefs : l’irrespect des indications dynamiques et des mouvements métronomiques – presque toujours justes chez lui, comme d’ailleurs chez Verdi –, les mauvais équilibres, et la tendance à se laisser aller dans les grandes phrases, qui affecte aussi la musique de Rachmaninov. S’agissant de direction, Puccini et Rachmaninov souffrent des mêmes maux : effets bon marché, confusion entre sentimentalisme et romantisme, dont la distinction est aussi importante chez l’un que chez l’autre.
Avec La gazza ladra, en 2017, vous avez renoué avec Rossini, un grand amour de jeunesse, dont vous n’aviez plus dirigé aucun opéra depuis 1999…
Un génie comme Rossini n’est pas réservé aux jeunes chefs, mais à toutes les générations ! Avec La gazza ladra, j’ai voulu ramener « à la maison » un opéra qui n’y avait plus été repris depuis plus d’un siècle ! Et, à l’automne dernier, j’ai dirigé Il barbiere di Siviglia, toujours à la Scala, avec beaucoup de plaisir.
Les « effets bon marché » que vous évoquiez concernant Puccini, affectent-ils aussi Rossini ?
Ils l’ont affecté par le passé, mais ce n’est plus le cas. Ce que l’on a appelé la « Rossini Renaissance » a débuté à la Scala, en 1969, avec Il barbiere di Siviglia, dirigé par Claudio Abbado, dans l’édition critique d’Alberto Zedda, et la production légendaire de Jean-Pierre Ponnelle. Elle ne s’est plus arrêtée depuis, d’abord du fait du nombre important d’opéras que le compositeur a écrits, mais surtout parce que nous avons le privilège d’avoir, à Pesaro, le Rossini Opera Festival (ROF), où tant d’ouvrages oubliés ou ignorés ont été ressuscités.
Vous avez dirigé, ces dernières saisons, à la Scala, Giovanna d’Arco, Attila et Macbeth. Qu’est-ce qui fait votre attachement aux œuvres de jeunesse de Verdi ?
Ces opéras ont été donnés en ouverture de saison, tous les trois ans, de 2015 à 2021, pour marquer l’importance de cette première trilogie, bien avant la fameuse trilogie populaire – Rigoletto, Il trovatore, La traviata –, et celle de la maturité – Aida, Otello, Falstaff. Ils ont été très bien reçus par le public, auquel il était nécessaire de montrer que le jeune Verdi était déjà un génie en développement. Dans le futur, nous présenterons des titres plus classiques, la récente nouvelle production d’Un ballo in maschera étant le premier exemple.
Après une expérience un peu particulière pour l’ouverture de la saison 2006-2007, vous êtes revenu à Aida, en version de concert, en octobre 2020, entre deux confinements…
La production de 2006 a été une expérience formidable, parce que c’est la seule fois où j’ai pu collaborer avec Franco Zeffirelli. Quoi qu’on pense de ce spectacle, quelle joie j’ai ressentie à travailler chaque jour, pendant presque deux mois, à ses côtés ! Non seulement parce qu’il était très sympathique, mais aussi pour son immense culture, et particulièrement sur un titre comme Aida, sur lequel son empreinte est encore présente, à Vérone, par exemple. Reprendre l’ouvrage en concert m’a permis de jouer le début du troisième acte dans une version inconnue, et donc de faire entendre quelque chose de neuf dans cette partition.
En 2013, vous exprimiez le souhait de diriger plus souvent Otello, ce qui n’est pas arrivé depuis…
C’est vrai ; je ne l’ai fait qu’une fois, en 1996, à Amsterdam, avec le Concertgebouworkest dans la fosse. Je considère Otello comme l’un des opéras les plus parfaits, tous compositeurs confondus. J’aimerais beaucoup le diriger à nouveau, mais il faut être sûr d’avoir la bonne distribution pour le monter – et ce n’est pas facile ! On en revient toujours là. On peut souhaiter toutes sortes de choses, mais sans les chanteurs adéquats, mieux vaut remettre ces vœux à plus tard.
Et Falstaff ?
Je l’ai dirigé deux fois ; la première, il y a très longtemps, au Teatro Comunale de Bologne, et la seconde, en 1994, à Amsterdam, dans une mise en scène de Lluis Pasqual. C’est un chef-d’œuvre sensationnel, qu’il serait bien de pouvoir refaire à la Scala.
Quel opéra de Verdi emporteriez-vous sur une île déserte ?
Si je n’étais autorisé à prendre avec moi qu’une seule partition, je ne pourrais me passer de la Passion selon saint Matthieu (Matthäus-Passion) de Bach. Mais Otello viendrait en second !
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
(*) Voir O. M. n° 80 p. 10 de janvier 2013.
Un entretien publié dans le n°182 d’Opéra Magazine.