Si le ténor polonais a abordé sa mue wagnérienne avec prudence, à l’invitation autant que sur les conseils avisés de Christian Thielemann, Lohengrin est devenu, depuis qu’il l’a incarné, pour la première fois, au Semperoper de Dresde, en 2016, l’un de ses rôles signatures. C’est en Chevalier au cygne qu’il effectue, après sept ans d’absence, son retour attendu à l’Opéra National de Paris, dans la nouvelle production de Kirill Serebrennikov, à partir du 23 septembre. En même temps paraît Romances, son deuxième récital chez Pentatone, consacré à des mélodies de Rachmaninov et Tchaïkovski. Leçon de sagesse, prodiguée par un modèle de longévité.
Comment allez-vous, alors que vous avez été contraint d’annuler vos quatre dernières représentations de Turandot, à l’Opernhaus de Zurich, prévues du 27 juin au 8 juillet, pour raisons de santé (1) ?
Beaucoup mieux ! J’interprétais Tosca, en mai, au Staatsoper de Vienne, et les dernières représentations avaient lieu en même temps que les premières répétitions de Turandot. Si bien que j’ai dû faire des allers-retours entre Vienne et Zurich, ce qui n’est clairement pas bon pour la santé d’un chanteur. L’inflammation dont j’ai souffert est le résultat de décisions que je n’aurais pas dû prendre. J’avais une excellente saison derrière moi, avec notamment treize représentations de Lohengrin. J’étais donc très heureux de pouvoir la conclure avec mon premier Calaf. Ma carrière est aujourd’hui faite de rôles très exigeants. Je dois apprendre à être plus vigilant et à m’accorder davantage de pauses, pour éviter d’en payer le prix ensuite.
Qui est, pour vous, Lohengrin ?
J’ai eu la chance de le chanter, pour la première fois, au Semperoper de Dresde, il y a sept ans, dans une production classique, où Lohengrin était un chevalier de Montsalvat, qui venait porter secours à Elsa. Ma vision a ensuite évolué… Lohengrin n’est pas une personne foncièrement positive ; nul ne sait qui il est, et il crée des problèmes dans le Brabant ! J’aime cependant l’imaginer comme un sauveur, avec une mission. Il n’a jamais connu de femme et a passé toute son enfance dans une ambiance assez sectaire. Il doit sauver une jeune fille magnifique, tout le monde parle de lui, et il est un peu dépassé par les événements. Les choses empirent avec la simplicité de ses propos – une réaction très curieuse pour le commun des mortels –, car il s’appuie sur une supposée parole de Dieu, selon laquelle Elsa est innocente. Pour raconter une histoire, il faut la rendre lisible. Les meilleures productions d’opéra sont, selon moi, celles où n’importe quel spectateur peut comprendre l’action, sans devoir lire des notes d’intention à rallonge. C’est toujours très satisfaisant et valorisant à défendre sur scène.
Savez-vous déjà comment Kirill Serebrennikov va mettre en scène Lohengrin, à l’Opéra Bastille ?
Non, pas du tout. Mais comme il signe aussi les décors et les costumes, j’ai hâte de découvrir son esthétique pour cette nouvelle production. Le visuel est important à l’opéra, surtout dans un « conte de fées » comme Lohengrin. Si tout le monde est en jean et tee-shirt dans un open space, c’est trop simple, cela ne m’intéresse pas vraiment. Pour chanter un roi, je n’ai pas forcément besoin d’une couronne et d’un château, mais tout de même d’un minimum de souveraineté ! J’aime aller au préalable dans les lieux de l’action, pour connaître le contexte de l’œuvre, même si la production n’utilise pas ces décors. Les images me restent en mémoire et m’aident à créer une histoire plus plausible. Avant mon premier Lohengrin, j’ai ainsi visité le château de Neuschwanstein ; pour Roméo (Roméo et Juliette de Gounod), la ville de Vérone ; pour Des Grieux (Manon de Massenet), l’église Saint-Sulpice.
Comment traduisez-vous la pureté du personnage de Lohengrin, avec une voix parvenue à sa pleine maturité ?
C’est une question de style, pas de personnage. Un chanteur doit trouver la bonne clarté dans l’émission et la projection. Durant ma préparation, en 2016, j’ai eu la chance d’échanger avec le chef Christian Thielemann sur le type de voix et les couleurs du rôle. Je peux parfois utiliser Mozart et l’opérette, pour construire le monde vocal de Lohengrin, mais c’est un travail d’exploration qui prend du temps ; il faut savoir changer d’angle. À Dresde, j’ai eu le sentiment d’aller dans la bonne direction. C’était très gratifiant ! Wagner a écrit Lohengrin, avec l’idée d’un ténor italien. La scène de la chambre nuptiale, au troisième acte, est plus facile à interpréter pour un lirico, comme moi, que pour un vrai wagnérien, qui chanterait Siegmund (Die Walküre), les deux Siegfried ou Tannhäuser. Lohengrin a besoin de beaucoup de douceur dans la vocalité.
Le temps d’exploration dont vous parlez est-il le même avec les autres rôles wagnériens ?
Ce n’est jamais le même processus. Deux autres rôles wagnériens pourraient convenir à ma voix : Walther von Stolzing (Die Meistersinger von Nürnberg) et Parsifal, car ils ne sont pas écrits pour un Heldentenor. Ici, la puissance a moins d’importance que le timbre. Dans le répertoire français, parce que la langue coule davantage, il est plus facile de chanter de façon lyrique. Mais en allemand, la langue peut être plus abrupte, et il faut décider à quel degré de « dureté » on utilise son instrument, pour insuffler une vérité aux moments dramatiques. Au premier acte de Lohengrin, « Nun sei bedankt, mein lieber Schwan ! » est mezza voce, puis « Heil, König Heinrich ! » est plus vigoureux, et il faut ensuite adoucir la voix avec Elsa. Pour le la bémol de « Wenn ich im Kampfe für dich siege », on doit allier rondeur de l’émission et clarté du texte, dans une beauté pure sans maniérisme, mais pas nécessairement en intensité. Enfin, au dernier acte, on ne peut pas forcer dans « In fernem Land », qui est très lyrique, mais l’accentuation des mots permet de chanter de façon dramatique, avec une expression plus tendre. Toutes ces questions se posent, dès lors que l’on travaille les rôles wagnériens.
Dans quelques années, on peut donc s’attendre à vous entendre en Parsifal ou en Walther von Stolzing…
J’ai des projets pour Parsifal, dans trois ou quatre ans… Mais cela fait longtemps qu’on m’en parle ! Il n’y a pas de contre-ut, le rôle ne dure que trente-cinq minutes – il équivaut au troisième acte seul de Lohengrin –, mais le défi porte surtout sur le personnage. Je commence, d’ailleurs, à approcher de nombreux spécialistes de Wagner, pour construire mon propre Parsifal. Walther von Stolzing a un grand air, dit du « concours », au dernier tableau, mais avant cela, il s’agit de théâtre plus que de chant. Ma carrière ne sera peut-être pas suffisamment longue pour que je l’aborde… On m’a proposé beaucoup de Wagner, surtout après Lohengrin, en 2018, au Festival de Bayreuth. Mais avec près de vingt-cinq représentations de cet opéra, cette année, je dois veiller à garder un équilibre avec mes autres répertoires. Si je décidais de faire Die Meistersinger von Nürnberg et Parsifal, je ne chanterais plus que les ténors wagnériens !
Après votre album The French Collection, enregistré pour Deutsche Grammophon, en 2014, vous n’avez pas endossé de rôles chez Meyerbeer ou Berlioz. Est-ce dans vos projets ?
Jusqu’ici, j’ai favorisé Gounod et Massenet. Après avoir chanté Roméo, Des Grieux, Faust et (beaucoup) Werther, j’ajoute désormais la composante dramatique de Don José (Carmen de Bizet). C’est la fin de mon développement dans l’opéra français. Pour interpréter Meyerbeer ou Berlioz, il faudrait que je change de technique, avec des aigus en voix mixte. Cela me demanderait beaucoup de travail et ferait prendre trop de risques à mon instrument, pour un répertoire si peu joué, que certains de mes collègues défendent déjà très bien ! Le Covent Garden de Londres m’avait proposé Robert le Diable, en 2012, mais après avoir étudié la partition, j’ai finalement refusé. Je ne pourrais pas bien chanter Tosca, Turandot, voire Andrea Chénier – qui fait partie de mes projets –, dans le style de Meyerbeer. Et je ne veux, en aucun cas, faire Les Huguenots « à l’italienne » et en italien, dans une version terriblement raccourcie, au finale coupé, comme en témoigne l’enregistrement de la Scala de Milan, en 1962, avec Franco Corelli. D’autant que les chefs spécialistes de ce répertoire sont peu nombreux aujourd’hui.
Vous n’avez pas repris Manrico (Il trovatore)depuis votre prise de rôle, à Zurich, en 2021, mais avez beaucoup chanté Riccardo/Gustavo III (Un ballo in maschera) et Radamès (Aida), après avoir débuté avec Alfredo Germont (La traviata) et le Duc de Mantoue (Rigoletto). Quelle est votre stratégie verdienne ?
J’ai déjà deux ou trois autres productions d’Il trovatore en projet… Dans Un ballo in maschera, le héros, qu’il soit gouverneur de Boston ou roi de Suède, est un personnage complexe, et la musique décrit très précisément les sentiments et l’intrigue politique. C’est, d’ailleurs, l’un des opéras de Verdi qui conviennent le mieux à ma voix. Je couvre déjà un large répertoire et il m’est impossible de tout chanter ! Je ne sais pas si j’incarnerai Otello, un jour. Après trente et un ans de scène, débutés avec Mozart, puis le bel canto romantique, je peux continuer à choisir ce que je chante. En construisant une saison, j’ai besoin de me faire plaisir, sans que le public craigne que je ne survive pas à la représentation ! Je vais, sans doute, garder Un ballo in maschera, Il trovatore et Aida plusieurs années, mais les autres Verdi ne me semblent pas nécessaires.
Qu’attendez-vous généralement d’un chef d’orchestre ?
Si j’ai peu d’expérience dans un rôle ou un répertoire spécifique, j’aime être soutenu, car je suis là pour apprendre. Nello Santi, qui nous a hélas quittés, en 2020, à l’âge de 88 ans, a été, à mon sens, le meilleur chef de toute ma carrière pour l’opéra italien, et notamment Verdi. Je lui posais des questions de style dès que j’avais un doute, et lui me disait si mes essais étaient concluants. Je lui faisais entièrement confiance, comme à Christian Thielemann, dans Wagner. En revanche, si je connais déjà bien l’ouvrage, la discussion se fait d’égal à égal : je suis ouvert aux propositions, mais j’ai aussi mes idées. J’aurais du mal à accepter qu’un jeune chef, débutant au pupitre d’Un ballo in maschera, me dise comment chanter mon rôle ! Au début de ma partition, j’ai d’ailleurs écrit : « Tous les commentaires et annotations viennent du maestro Nello Santi, et ils sont « santi« . » Je ne suis pas conservateur, mais il faut se faire confiance et se respecter mutuellement, pour donner le maximum au public.
Vous êtes fidèle à certaines maisons, comme le Metropolitan Opera de New York, l’Opernhaus de Zurich ou le Staatsoper de Vienne. Y appréciez-vous l’acoustique, notamment pour les prises de rôles ?
En réalité, je ne me soucie pas de l’acoustique. Depuis mes débuts, je chante dans des acoustiques très différentes et je sais m’y adapter ! Le regretté ténor suédois Gösta Winbergh, qui était passé, comme moi, de Mozart à Wagner, m’avait dit un jour : « Ce n’est pas mon problème, si le public ne m’entend pas : soit l’orchestre joue trop fort, soit le décor est trop ouvert, soit le metteur en scène n’a pas su me positionner. » L’atmosphère est ce à quoi j’accorde le plus d’importance, dans une maison d’opéra. Ce sont les gens qui la créent – le public ou les équipes artistiques –, en aucun cas l’architecte. N’importe quel rôle secondaire ou technicien est aussi important que moi dans le spectacle. Une production lyrique est un travail collectif.
Le secret d’une carrière réside-t-il dans le fait d’être entouré des bonnes personnes ?
Même si j’ai toujours le dernier mot, il est, en effet, crucial de savoir s’entourer. Ma femme (2) était chanteuse d’opéra ; elle connaît bien le milieu et sait vraiment me conseiller, tout comme mon agent. Une erreur isolée n’est pas un problème en soi. Deux, cela passe encore, et permet d’apprendre. Mais le stade des trois erreurs devient critique. Pour une carrière longue et saine, qui dure entre trente-cinq et quarante années, il faut être plus intelligent que ce que les gens s’imaginent d’un ténor ! Planifier les saisons, cinq ou six ans en avance, en combinant représentations, répétitions et concerts, est un défi qui demande beaucoup de confiance et d’organisation. Enchaîner près de vingt-cinq représentations de Lohengrin, en huit mois, aurait pu être une erreur, mais cela m’a permis d’acquérir de l’expérience. Pour un ténor de 35 ans, qui commence tout juste à chanter des rôles importants, cela peut, en revanche, compromettre la qualité de ce qu’il propose.
Vous ambitionnez, depuis plusieurs années, d’ouvrir une école pour jeunes chanteurs…
Une école d’opéra qui proposerait un coaching psychologique, et ferait notamment intervenir des spécialistes de langue allemande ou de style français : ce serait mon rêve ! La réalité est plus compliquée, mais je ne perds pas espoir. On n’est pas prêt pour la scène, après seulement quelques années de formation. Luciano Pavarotti racontait que, quand il avait rencontré Beniamino Gigli, à 12 ans, il lui avait demandé, après l’avoir entendu faire de longues séries de vocalises, combien de temps il avait étudié. Le célèbre ténor, qui était alors âgé de 57 ans, lui avait répondu qu’il venait tout juste de terminer. On n’a jamais fini d’apprendre à chanter ! On évolue toujours structurellement, même de façon infime. Et le corps, le mental, la vision du monde changent après chaque spectacle. Mon travail ne s’achèvera donc qu’après la toute dernière représentation de ma vie… Il faut aussi savoir jouer sur scène. S’il arrive que des productions correspondent exactement au corps que l’on a, il faut, parfois, dépasser ses propres limites.
Votre dernier album chez Pentatone, intitulé Romances, est consacré à des mélodies de Rachmaninov et Tchaïkovski. Comment avez-vous construit ce programme, avec le pianiste autrichien Helmut Deutsch ?
Je travaille avec Helmut depuis longtemps, mais nous n’avons découvert que récemment notre amour commun de ce répertoire ! Il a fallu faire un long travail de sélection parmi les quelque trois cents mélodies composées par Tchaïkovski, et je suis très fier de celles que nous avons choisies. Depuis cinquante ans, elles sont interprétées avec une certaine emphase opératique. Nous avons pris le risque d’aller vers quelque chose de plus intime et de plus délicat, avec des nuances piano, sans ritenuto systématique. Bien que nous ayons fini cet enregistrement, il y a deux ans déjà, je ne voulais pas promouvoir un programme de musique russe dans le contexte de la guerre en Ukraine. Néanmoins, ce répertoire n’appartient pas à la Russie, mais au monde entier. Il est important de continuer à le jouer, même en ces temps difficiles.
Vous faites partie d’une génération de ténors stars (Roberto Alagna, Jonas Kaufmann, Juan Diego Florez), dont la carrière durable ne s’essouffle pas… La vérité vocale vient-elle de l’expérience ?
Une carrière courte et grandiloquente ne m’intéresse pas. La maturité est positive : un artiste doit savoir utiliser ses capacités et son expérience, pour chanter et jouer toujours mieux. On ne peut pas le faire en cinq, ou même quinze ans, car la musicalité et le physique évoluent. J’ai eu de la chance et je pense avoir fait les bons choix. Aujourd’hui, les carrières longues se font plus rares, mais mes collègues et moi prouvons que c’est encore possible. L’aspect le plus important reste le timing. De grosses carrières trop tôt sont dangereuses, mais il vaut mieux ne pas perdre trop de temps non plus, afin d’éviter de dépasser le stade où l’on peut vraiment prendre des décisions, et en accepter les conséquences. Je tiens à me renouveler, pour ne pas devenir un hamster qui court toujours dans la même roue ! Il est donc indispensable de conserver une fraîcheur artistique, mais aussi de diversifier ses activités : se promener dans la nature, lire, cuisiner, se ressourcer pour l’avenir. Car de belles choses m’attendent encore. Je ne suis pas fini ! O
Propos recueillis par THIBAULT VICQ
(1) L’entretien a été réalisé le 7 juillet 2023.
(2) La contralto polonaise Katarzyna Bak-Beczala.