Avec Eden, programme embrassant quatre siècles de musique, enregistré chez Erato, et dont la tournée reprendra l’année prochaine, la mezzo-soprano américaine continue de tracer un sillon singulier, à travers lequel son art du chant résonne comme le manifeste d’un rapport au monde engagé et bienveillant. Depuis la pandémie, les apparitions de Joyce DiDonato à l’opéra se sont, d’ailleurs, faites plus rares, et souvent hors des sentiers battus. Après Virginia Woolf, dans The Hours de Kevin Puts, elle reprend, au Metropolitan Opera de New York, le rôle d’Helen Prejean, dans la nouvelle production de Dead Man Walking de Jake Heggie, retransmise dans les salles de cinéma françaises, en direct et en haute définition, par Pathé Live, le 21 octobre. Et son odyssée baroque se poursuit, avec sa première Dido, dans Dido and Aeneas de Purcell, qui fera escale, le 8 février 2024, au Théâtre des Champs-Élysées.
Depuis la dernière fois que vous avez incarné Helen Prejean, dans Dead Man Walking, en 2018, au Teatro Real de Madrid, vous avez chanté et animé de nombreux ateliers musicaux en prison. Qu’est-ce que cela représente pour vous de retrouver ce personnage de religieuse, conseillère spirituelle d’un condamné à mort, après cette expérience ?
Je pourrais presque répondre à cette question à l’envers. Chanter Sister Helen ne laisse personne indemne ; c’est une expérience bouleversante. Quand on m’a proposé de me rendre à la prison de Sing Sing (New York), dans le cadre du programme mis en place par le Carnegie Hall, je n’ai même pas réfléchi : il fallait que j’y aille. En fait, j’avais l’impression de connaître déjà l’univers carcéral, grâce à cet opéra… Et je me suis sentie appelée, parce que l’amour et la détermination dont cette religieuse fait preuve m’ont poussée à agir à mon tour. Retrouver ce rôle après cette expérience est magnifique. Et en même temps, cela me donne envie de faire encore plus ! L’exécution du condamné est bouleversante. Juste après, Sister Helen se tourne vers le public et conclut l’opéra seule, a cappella. Comment gérer ses émotions dans une scène comme celle-ci ? Quand j’ai découvert la partition, j’ai été profondément ébranlée par cette fin. Et lorsque nous avons parcouru l’opéra tous ensemble, pour la première fois, en répétition, cette exécution m’a paru si réaliste que je n’ai pas réussi à chanter l’hymne final. Je tremblais, j’étais en larmes… Jake Heggie, le compositeur, était présent, et je lui ai dit que je n’y arriverais pas. Il m’a répondu que je n’avais pas le choix : Sister Helen est une activiste, qui s’engage pour les criminels, pour les familles des victimes, et pour les victimes elles-mêmes. Elle milite pour que toutes les personnes touchées par ces drames soient traitées de façon plus humaine. Elle se doit donc de regarder les gens dans les yeux et de leur ordonner d’agir à leur tour. J’ai compris que cette fin était nécessaire, qu’elle était la raison d’être de l’opéra. Mais il est, bien sûr, impossible de ne pas ressentir les choses physiquement. J’ai donc besoin de beaucoup répéter cette scène, pour être sûre de savoir où je vais vocalement, émotionnellement et psychologiquement.
C’est là que travailler avec des compositeurs vivants se révèle précieux…
C’est une immense joie ! Jake Heggie et Kevin Puts, que je vais retrouver, toujours au Met, pour la reprise de The Hours, en mai 2024, sont deux compositeurs qui aiment profondément la musique et la voix. Ils écrivent parce qu’ils en ressentent la nécessité, et ils parviennent à véritablement connecter les spectateurs aux émotions de leurs personnages. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime chanter leurs œuvres. Les personnages de Sister Helen et de Virginia Woolf sont très riches : ce sont des femmes modernes, qui n’hésitent pas à remettre en question un monde qui n’a pas été pensé pour elles. C’est merveilleux d’endosser ces deux rôles en dialoguant avec Jake et Kevin, de comprendre leur approche et de proposer différentes façons d’incarner ces héroïnes. Participer au processus créatif est si gratifiant… Cela offre une liberté et une spontanéité immenses !
Fort de ses récents succès, notamment celui de The Hours, la saison dernière, le Metropolitan Opera de New York donne désormais une large part aux opéras contemporains dans sa programmation. Qu’est-ce qui, selon vous, touche autant les spectateurs dans ces œuvres du XXIe siècle ?
Dans The Hours, les spectateurs pouvaient réellement s’identifier aux personnages. Je sais que la façon dont est traitée la santé mentale, par exemple, a beaucoup parlé au public. Quant à Dead Man Walking, c’est une histoire contemporaine, qui aborde un sujet d’une actualité pressante, et suscite donc mille questions en nous. Tout le génie a été de faire commencer l’opéra par le meurtre. Dans le film adapté du livre d’Helen Prejean par Tim Robbins, sorti en 1995, ce n’est pas le cas : on joue avec l’ambiguïté de la culpabilité du condamné. Terrence McNally, le librettiste, et Jake Heggie ont, eux, décidé d’ouvrir l’opéra sur le viol et le meurtre des deux adolescents. Quand le public fait la connaissance de Joseph De Rocher, dans la première scène, il sait qu’il est terriblement coupable. C’est une personne détestable, qui ne peut inspirer que la haine et le dégoût, mais Sister Helen ne cesse de dire qu’il est un enfant de Dieu, notre frère, un être humain. Qu’est-ce qui nous donne le droit de lui ôter la vie, de commettre le même crime que lui ? À partir de quel degré d’atrocité des faits considère-t-on normal de tuer un criminel ? Sister Helen affronte toutes ces questions, et nous oblige à nous les poser.
Vous avez pu en parler avec la véritable Helen Prejean…
Elle assiste à toutes les représentations de l’opéra. Et nous sommes même devenues amies ! J’ai fait plusieurs interviews avec Helen, et nous avons vécu un moment très émouvant lors de l’une d’entre elles, à Madrid. Je disais que la plupart des personnes pensaient que le thème de cet opéra était la peine de mort, alors qu’en réalité, c’est bien plus que cela : pour moi, c’est la plus grande histoire d’amour du répertoire. Helen était très touchée, elle n’en revenait pas que je pense cela, mais un passage de Dead Man Walking, qui décrit ce qui est arrivé avec le premier condamné à mort qu’elle a accompagné, le montre bien : tous deux avaient développé une véritable amitié, et alors que sa date d’exécution approchait, il lui a dit qu’il ne souhaitait pas qu’elle soit présente au moment fatidique. En effet, il refusait qu’elle ait à vivre avec cette image jusqu’à la fin de sa vie. Aux États-Unis, les condamnés à mort n’ont droit d’être accompagnés que d’une seule personne, lors de leur exécution, et lui préférait se priver de la seule qui pouvait lui tenir la main, en cet instant ultime, pour ne pas la faire souffrir. Elle lui a répondu qu’elle serait là, et qu’elle voulait qu’il la regarde alors, parce qu’elle serait le visage de l’amour… Penser à l’autre avant de penser à soi, comme ils l’ont fait tous deux, c’est ça, l’amour idéal !
Comment vit-on avec un rôle aussi poignant pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois ?
C’est justement pour réussir à vivre avec, que je me rends dans des prisons dès que je le peux. J’y suis allée récemment, quand j’étais à Milan, pour un concert de la tournée du programme Eden. C’était un établissement pour jeunes hommes, entre 16 et 21 ans. Six instrumentistes m’ont accompagnée et nous avons fait une session d’improvisation : les détenus rappaient sur le très célèbre « Ombra mai fu » de Haendel. Un garçon parlait beaucoup de sa mère, lui demandait pardon… et il a terminé en disant : « Pour aller de l’avant, nous devons trouver l’apaisement. » J’ai trouvé incroyable qu’il choisisse ces mots-là, sur une œuvre écrite il y a près de trois cents ans qui, précisément, parle de trouver la paix (« la cara pace »). C’était un moment bouleversant, parce que nous nous rencontrions à travers le langage de la musique.
Dead Man Walking est retransmis, en direct, au cinéma. Qu’est-ce que cela change pour vous d’être filmée sur scène ?
C’est magnifique ! Déjà, parce que plus nous atteignons de personnes, mieux c’est, mais aussi parce que cela nous oblige à tenir le rôle à chaque instant. Parfois, dans les très grands théâtres, on peut se déconnecter un peu, on n’est plus à 100 % dans la peau du personnage. Or, les caméras ne permettent pas cela : elles nous forcent à être toujours dans une vérité. J’aime aussi que les spectateurs puissent nous voir de très près, percevoir notre regard… C’est un défi pour nous, mais pour un opéra comme Dead Man Walking, qui raconte une histoire bouleversante, je trouve merveilleux que tout le monde puisse sentir ainsi l’enjeu de ce récit.
Vous partagez la scène avec Susan Graham, qui a créé le rôle de Sister Helen, en 2000, au San Francisco Opera…
… Avant de reprendre, à plusieurs reprises, le rôle de Mrs. Patrick De Rocher, la mère du condamné, un personnage fascinant, créé par Frederica von Stade. Nous n’avons pas encore parlé de son expérience en tant que Sister Helen, mais je suis sûre que ce sera passionnant (1). Je dois dire aussi que je ne suis pas le genre de chanteuse qui demande aux autres comment elles gèrent tel passage ou telle difficulté, tout comme je n’écoute jamais d’enregistrement, au début du travail… J’aime me plonger dans la partition et la décortiquer par moi-même, sans que quoi que ce soit ne vienne perturber ce cheminement intérieur. Ce n’est qu’ainsi que je peux m’approprier la musique, et c’est ce qui me donne l’assurance nécessaire en scène.
Nous venons d’évoquer Susan Graham et Frederica von Stade, mais vous organisez aussi, régulièrement, des entretiens filmés avec Janet Baker, aujourd’hui âgée de 90 ans… Est-ce important pour vous d’échanger avec les grandes mezzos qui vous ont précédée ?
Oui, absolument ! Ce que j’admire chez Janet Baker, c’est qu’elle assumait pleinement ce qu’elle faisait. Au début de ma carrière, j’ai travaillé avec un jeune maestro, au Houston Grand Opera, qui disait que la meilleure chose que nous pouvions faire, en tant que chanteurs, était d’arriver à la première répétition en connaissant la partition mieux que le chef. Jusque-là, on m’avait toujours répété qu’il fallait que je fasse ce qu’on me disait, ce qui ne me plaisait pas du tout… Cette idée de responsabilité totale pour la qualité musicale de ce que nous proposons manque, bien trop souvent, dans notre formation. Et pour moi, Janet Baker l’incarnait complètement, grâce à sa préparation et à son travail sur la partition. Pourtant, elle ne chantait jamais de façon académique ou scolaire : c’était simplement de l’art dans sa forme la plus pure.
Vous aborderez bientôt Dido and Aeneas, avec l’ensemble Il Pomo d’Oro et Maxim Emelyanychev, avec lesquels vous avez déjà enregistré plusieurs disques. Travailler avec un orchestre et un chef qui vous connaissent aussi bien vous aide-t-il à ressentir cette responsabilité musicale ?
Je travaille, en effet, avec eux depuis très longtemps, et ils connaissent parfaitement mon tempérament et ma personnalité musicale. Ils sentent les choses avant même que je fasse quoi que ce soit, ce qui nous épargne beaucoup de discussions ! Généralement, nous parcourons l’œuvre une première fois et, la fois suivante, ils sont totalement avec moi. C’est comme un partenaire de danse : quel que soit le style de musique, nos pas s’accordent immédiatement.
Maxim Emelyanychev, Yannick Nézet-Séguin, Antonio Pappano, John Nelson : vous avez des relations très fortes avec certains chefs…
C’est vrai, je ressens la même chose avec Yannick, « Tony » et John. En fait, ce que je cherche avec eux, c’est qu’ils m’aident à trouver dans la partition ce que je n’y aurais pas vu par moi-même. Et ils sont extrêmement réactifs : c’est comme au tennis, si j’essaie quelque chose de différent, je sais qu’ils rattraperont la balle et la renverront dans une nouvelle direction. Je viens de faire une tournée européenne, avec l’orchestre du Met, sous la direction de Yannick Nézet-Séguin (2). Comme nous avions déjà donné ce programme une fois, il y a un an, au Carnegie Hall de New York, nous n’avons répété que le matin de la première date, à la Philharmonie de Paris, mais je crois que ces trois concerts étaient parmi les meilleurs de toute ma carrière ! Nous n’avons pas travaillé ensemble pendant de longs mois, et pourtant, nous nous sommes trouvés sur le moment, grâce à cette profonde confiance mutuelle qui a permis à la musique de s’épanouir.
Vous deviez faire vos débuts en Carmen, en concert, en avril dernier, au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, sous la direction de John Nelson. Son état de santé l’ayant contraint à renoncer à ce projet, qui allait faire l’objet d’un enregistrement pour Warner Classics & Erato, vous avez préféré ne pas endosser ce rôle sans lui… Votre Carmen a-t-elle une chance de voir le jour ?
Je ne sais pas du tout ! Je n’imaginais aucun avenir commun entre Carmen et moi, avant la proposition de John… Je n’avais pas pu refuser cette occasion de découvrir le rôle entre ses mains de confiance, mais sans lui, « ma » Carmen n’était plus possible.
Vous proposez régulièrement des master classes, et postez par ailleurs, depuis de nombreuses années, des vidéos destinées aux jeunes chanteurs, dans lesquelles vous leur donnez des conseils… Que voulez-vous transmettre à la prochaine génération d’artistes lyriques ?
J’aimerais leur donner le pouvoir d’être libres. Parmi les jeunes chanteurs qui espèrent avoir une carrière, la plupart d’entre eux n’y arriveront pas ; c’est statistique. Je voudrais donc m’assurer que ceux-là pourront quand même exprimer leur créativité pleinement, en toute liberté. Je ne cherche pas à former de futures stars, mais à ce que les véritables musiciens – pas ceux qui veulent simplement devenir célèbres – trouvent leur voie, d’une façon ou d’une autre. J’aimerais qu’ils puissent faire des choix audacieux. La scène m’a appris les choses de la vie, et c’est ce que je souhaite transmettre aujourd’hui.
La tournée de votre récital Eden doit se poursuivre en 2024. En quoi ce programme, que vous avez enregistré chez Erato, est-il associé à votre désir de transmettre la musique au plus grand nombre ?
En tant qu’artistes, nous recevons beaucoup du public, parce que nous ressentons combien la beauté peut le toucher. Mais la citoyenne en moi se demande souvent pourquoi, une fois sortis de la salle, nous laissons le chaos du monde détruire l’harmonie créée pendant les concerts. Eden a pour vocation de mettre le public au défi : « Emportez la musique en vous, prenez-en soin, ne vous reposez pas uniquement sur nous ! » C’est aussi un projet destiné aux enfants, puisqu’ils sont nombreux à chanter avec nous sur scène, pendant la tournée. Ils sentent qu’ils font partie de quelque chose de plus grand qu’eux : ils ont ainsi pu se faire entendre dans les plus grandes salles de concert, et je sais que cette expérience a renforcé leur estime et leur confiance en eux. Mais la musique classique n’est pas que pour les salles de concert. Elle peut donner les larmes aux yeux à un criminel de 17 ans, qui a vécu des choses extrêmement difficiles. J’en ai assez d’entendre des professionnels du milieu dire que la musique que nous défendons est compliquée. Elle ne l’est pas, elle demande simplement un peu d’effort !
Rossini et Haendel vous accompagnent depuis vos débuts. Où en êtes-vous avec ces deux compositeurs ?
Sans être catégorique, j’ai l’impression d’avoir servi l’œuvre de Rossini du mieux que je pouvais, pendant vingt ans, et ne suis pas sûre d’avoir encore beaucoup de choses à dire à son sujet. Ce serait certainement très sympathique de refaire une énième Rosina (Il barbiere di Siviglia), mais je ne suis pas certaine que cela nourrisse mon appétit artistique. Pour Haendel, c’est autre chose. Il y a de nombreux rôles que je n’ai pas explorés, et je crois que je n’en aurai jamais fait le tour !
Avec cette voix qui n’est pas facile à définir, et vous a permis d’aborder aussi bien des rôles de mezzo que de soprano, comment envisagez-vous l’éternelle question de la tessiture ?
J’ai eu la chance d’arriver juste après Cecilia Bartoli et Magdalena Kozena. Deux chanteuses dont la voix ne rentrait dans aucune case, et qui ont joué avec les codes. Leurs carrières ne ressemblent à aucune autre, car elles ont fait leurs propres choix, en suivant leurs envies et leur instinct. Dès le début, j’ai, moi aussi, ressenti cette liberté. Je savais que Rossini serait ma porte d’entrée dans les grandes maisons d’opéra, mais je ne voulais surtout pas être cantonnée à ce répertoire, car j’ai un grand appétit musical. C’est une histoire de risques – mais de risques calculés : on doit bien connaître sa voix et être prêt à prendre des décisions audacieuses !
Quel est, aujourd’hui, votre rapport à la technique vocale ?
La technique est une recherche sans fin, surtout avec une carrière aussi remplie et variée que la mienne. En vingt-cinq ans, je n’ai puisé dans mon capital qu’à de rares moments, lors de saisons très chargées, mais la plupart du temps, j’ai réussi à maintenir une bonne santé vocale, parce que j’ai toujours continué à me poser des questions. Pendant la pandémie, je me suis même remise à étudier, simplement pour le plaisir, et non pour préparer un rôle ou monter un programme de récital. Les jeunes chanteurs sont toujours très impatients, mais apprendre à être entièrement au service de la musique demande beaucoup de temps.
Y a-t-il des rôles ou des répertoires encore inexplorés, auxquels vous aimeriez vous confronter ?
Je n’ai pas beaucoup d’ambitions de ce côté-là. Les choses arrivent toujours quand je suis prête. En revanche, je suis impatiente de savoir quel projet suivra Eden : qu’aurai-je envie de transmettre ? C’est ainsi que je trouve le répertoire. Alors, nous verrons bien…
Propos recueillis par ROXANE BORDE
(1) L’entretien a été réalisé le 13 juillet 2023, avant le début des répétitions de Dead Man Walking,au Metropolitan Opera de New York.
(2) Philharmonie de Paris (28 juin), Barbican Centre de Londres (29 juin), et Festspielhaus de Baden-Baden (1er juillet).