Elle est, désormais, l’invitée régulière des plus grands orchestres symphoniques, immergés dans le répertoire baroque, sous son impulsion flamboyante. À commencer par les Berliner Philharmoniker, avec lesquels elle a entamé, dès 2008, une relation au long cours, grâce à Simon Rattle, qui joua un rôle essentiel dans sa décision de passer du clavecin à la direction. Instrument privilégié de cette émancipation, Le Concert d’Astrée, l’ensemble qu’elle a fondé, en 2000, s’est hissé au rang de formation d’élite, aussi souveraine dans les opéras de Haendel et Rameau que de Mozart – et, non moins, dans la musique sacrée, ainsi qu’en témoigne l’enregistrement du Requiem de Campra, paru l’an dernier, chez Erato. Au Festival d’Aix-en-Provence, la cheffe française aborde Gluck, pour la première fois, avec le diptyque formé par Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride, que met en scène Dmitri Tcherniakov, à partir du 3 juillet. Avant de remettre sur son pupitre la partition du rare Polifemo de Porpora, pour la reprise, du 8 au 16 octobre, de la production créée à l’Opéra National du Rhin, en février dernier, par l’Opéra de Lille, où son ensemble est en résidence depuis vingt ans.
Vous revenez au Festival d’Aix-en-Provence, huit ans après Il trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel, dans la mise en scène signée Krzysztof Warlikowski, pour un projet hors norme : celui de diriger Iphigénie en Aulide (Paris, 1774) et Iphigénie en Tauride (id., 1779) de Gluck, au cours d’une même soirée. Comment appréhendez-vous le style et l’écriture musicale de ce compositeur, que vous abordez pour la première fois ?
Cela s’apparente pour moi, qui suis une grande amoureuse de la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles, et tout particulièrement de la « tragédie lyrique », à un cheminement on ne peut plus logique. Composées à cinq ans d’écart, pour l’Académie Royale de Musique, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride me parlent avec une telle évidence, une telle force ! D’une part, parce que nous sommes, à mon sens, au cœur du théâtre, et d’autre part, parce que les interprètes se doivent d’être autant chanteurs qu’acteurs. Mais aussi, car la musique instrumentale de ces deux œuvres sert le propos dramaturgique d’une manière tout à fait remarquable, pour ne pas dire novatrice.
Selon vous, qu’est-ce que Gluck est parvenu à révolutionner, vocalement et musicalement, à son époque ?
Il est parvenu à transformer quelque chose de fondamental à l’opéra. À savoir, permettre au chant de se fondre dans les moindres replis de l’action et d’en être le pur prolongement expressif. Il est, d’ailleurs, étonnant de constater que, quelques années après la mort de Rameau, Gluck parvient non seulement à préserver une certaine tradition déclamatoire – celle de la grande « tragédie en musique » –, mais aussi à la réformer. Il impose, dès lors, un degré d’intensité dramatique inouï. Sa façon d’utiliser la voix, de l’intégrer au flux musical, nous invite à nous diriger vers une autre manière de traiter l’effusion vocale et de raconter une histoire. C’est un bond stylistique incroyable pour l’opéra français, qui plus est avec un compositeur non francophone !
Comment l’effusion vocale s’exprime-t-elle dans les deux Iphigénie ?
Elle est toujours guidée vers un désir puissant et irrépressible de traduire la vérité, la noblesse des sentiments. Bien sûr, le chant prend des couleurs et des inflexions très différentes, selon les personnages, et selon les scènes. À titre d’exemple, les quatre airs de Clytemnestre n’ont, pour ainsi dire, rien à voir les uns avec les autres. Les carrures harmoniques se montrent très différenciées et, surtout, ne sont jamais celles attendues. De même, toujours dans Iphigénie en Aulide, les tourments d’Agamemnon se révèlent extrêmement versatiles. On remarque, par ailleurs, dans Iphigénie en Tauride, que les variations rythmiques et orchestrales préfigurent, déjà, certains épanchements romantiques – beethovéniens ou berlioziens… Ce qui est tout à fait inédit pour l’époque.
Qu’est-ce qui différencie vraiment Gluck de ses contemporains ?
Il y a, chez lui, une sorte d’ascèse harmonique volontaire ; il cherche à être le plus touchant possible. Les deux airs d’Iphigénie, dans Iphigénie en Aulide, sont d’une grande simplicité, et pourtant d’une extraordinaire efficacité. Contrairement à l’incroyable sophistication harmonique recherchée par Rameau, tout au long de sa vie, Gluck choisit d’explorer les vertus de l’épure, pour traduire au plus près les émotions, les affects.
Qu’en est-il du rapport au texte, de son traitement musical ?
Gluck adopte une manière très surprenante d’épouser les vers. Avec la disparition du récitatif sec et l’avènement d’un discours constant de l’orchestre, son approche autorise un temps de déclamation plus libre, sur lequel les interprètes peuvent imprimer une multitude d’inflexions. En dépit de librettistes différents, son approche du texte, dans les deux Iphigénie, demeure d’une efficacité redoutable, et d’une éloquence rare.
Y a-t-il une évolution stylistique notable, entre les deux œuvres ?
Indéniablement ! On note, ainsi, une importance accrue du rôle de l’orchestre, dans Iphigénie en Tauride. Dès l’Introduction, très tourmentée, figurant une tempête en mer, le traitement orchestral se révèle, en effet, encore plus efficace, dense et resserré. L’utilisation des instruments, dans ce second volet, prend assurément une dimension nouvelle, avec des tonalités et des formules toujours plus explicites. Je pense, notamment, aux trombones, ici très mozartiens dans leur résonance, ou encore à l’écriture pour les cordes, qui se montre très spectaculaire. On pourrait, aussi, parler du « Ballet des Scythes », qui n’est pas très long, mais tellement significatif et percutant… Je comprends, en ce sens, l’admiration que Berlioz portait à Gluck, pour son utilisation imaginative des ressources de l’orchestre, sa capacité à innover.
Diriger les deux œuvres l’une après l’autre, au cours de la même soirée, représente-t-il un défi ?
Ne m’étant pas encore physiquement confrontée à cette épreuve, je ne peux pas vraiment l’affirmer, mais il est certain que la préparation est d’une grande intensité ! Lorsqu’on se plonge, en tant que cheffe, dans une partition, on est tout de suite happée par ses individualités, son originalité propre. Alors, quand on doit aborder les deux ouvrages dans la même soirée, il faut prendre soin de bien dissocier les atmosphères, les enjeux… À ce stade de mon travail sur les deux partitions (1), je me sens, parfois, un peu schizophrène ! Quoi qu’il en soit, la mise en perspective dramaturgique des deux opéras est passionnante. Il y a, d’ailleurs, des correspondances entre eux. Par exemple, les tourments d’Agamemnon, dans le premier, font écho à la folie d’Oreste, dans le second. Et puis, la trajectoire complètement différente d’Iphigénie, en Aulide, et en Tauride, est incroyablement intéressante à mettre en miroir. De fait, je remercie Pierre Audi de m’avoir offert cette aventure palpitante. Il avait déjà expérimenté ce concept, lui-même, comme metteur en scène, à Bruxelles, en 2009, puis à Amsterdam, en 2011, et souhaitait le reprendre, cette fois en le confiant à Dmitri Tcherniakov. C’est à l’issue de la production d’Il trionfo del Tempo e del Disinganno, en 2016, alors qu’il venait à peine d’être nommé directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, qu’il m’a proposé ce projet. Je l’ai accepté avec enthousiasme !
Les deux Iphigénie seront chantées par la même interprète : Corinne Winters. N’est-il pas risqué, pour la soprano américaine, d’affronter, au cours de la même soirée, ces deux vocalités relativement différentes ?
Nous avons trouvé une chanteuse aussi talentueuse que kamikaze, qui a bien voulu relever ce défi ! Il est évident que, vocalement et techniquement, c’est un challenge supplémentaire. De fait, il faut savoir faire des compromis, accepter quelques ajustements. Mais aussi, prendre en compte l’évolution du personnage entre les deux récits. Quinze ans se sont écoulés, la guerre de Troie est achevée, et certains personnages sont morts : Achille, Agamemnon, Clytemnestre. Et puis, psychologiquement, on est face à un changement radical : Iphigénie passe, tout de même, de victime à bourreau ! Dans tous les cas, avoir la même chanteuse dans les deux volets est une chance, qui donne beaucoup de sens et de poids, sur le plan dramaturgique.
Avez-vous opté pour un diapason spécifique, afin, notamment, de permettre aux chanteurs d’être à l’aise ?
Nous avons, en effet, dû trouver un équilibre, en optant pour un la médian, à 415 Hz, plutôt que pour le diapason historique, plus bas de près d’un demi-ton. Pour l’unité vocale de l’interprète des deux Iphigénie, ce choix me semble être le plus adéquat.
Quels rapports entretenez-vous avec les chanteurs ?
J’ai une passion pour la voix, et donc pour les chanteurs ! Pour moi, c’est un travail main dans la main. Et, tout particulièrement, dans un répertoire tel celui de la « tragédie lyrique ». Comme un metteur en scène de théâtre le fait avec ses acteurs, il faut savoir soutenir, aiguiller et encourager ses chanteurs. Et ne jamais perdre de vue qu’au final, ce sont eux qui incarnent. Dans notre travail actuel sur Gluck, je m’efforce de les aider à déclamer le mieux et le plus naturellement possible. Nous recherchons aussi, ensemble, comment faire ressortir toutes les inflexions – celles du texte, bien sûr, mais aussi celles dissimulées en « sous-texte ». Il est important d’appréhender, avec le chanteur, toutes les possibilités que véhiculent les mots, et pas seulement celles inhérentes aux sons, aussi beaux soient-ils. Je suis consciente d’avoir la chance de pouvoir travailler régulièrement avec des interprètes magnifiques, et je tâche toujours de tendre vers une certaine osmose. Je tiens à souligner que, pour ces deux Iphigénie, nous nous sommes entourés de la fine fleur de chanteurs remarquables, qu’ils soient issus de l’école française d’art lyrique, ou artistes internationaux, rompus à ce style.
Quel rôle le chœur joue-t-il dans les deux Iphigénie ?
Il est absolument magnifique, et s’impose par la multiplicité de ses interventions ! Il n’a pas un rôle de commentateur, il fait partie intégrante de l’action dramaturgique. C’est, littéralement, un chœur acteur.
Vous collaborez régulièrement avec des grands noms de la mise en scène contemporaine, comme Barrie Kosky, Calixto Bieito, Krzysztof Warlikowski, et aujourd’hui Dmitri Tcherniakov. Êtes-vous toujours d’accord avec eux, avec leur manière d’aborder une œuvre, un répertoire ?
J’aime beaucoup me confronter à la vision d’un metteur en scène, même si elle ne m’apparaît pas tout de suite lisible, ou en adéquation avec ce que j’aurais pu imaginer. Il est évident que le croisement des esthétiques et des points de vue de chacun donne, parfois, matière à discussion. Il faut, toutefois, savoir s’ouvrir à de nouvelles sensibilités. J’ai, souvent, été amenée à collaborer avec des metteurs en scène venant de latitudes très différentes des miennes. Je pense, par exemple, à Franck Chartier et la compagnie Peeping Tom. Si notre travail sur Dido and Aeneas de Purcell, au Grand Théâtre de Genève, en 2021, s’est avéré déroutant pour certains spectateurs, il demeure une étape enrichissante dans mon parcours personnel et professionnel. Il faut, à mon sens, savoir s’ouvrir à des approches parfois radicales, voire subversives. Ce qui dérange peut, aussi, faire émerger des expériences esthétiques et théâtrales passionnantes. Je ne reste jamais fermée à des propositions, pourvu qu’elles résonnent en moi et qu’elles aient un sens à mes yeux. Dans cette optique, mon rapport avec les metteurs en scène est, plutôt, très constructif.
Concernant Dmitri Tcherniakov, êtes-vous à l’aise avec sa propension à prendre des libertés, parfois radicales, avec les livrets ?
Je crois que chacun d’entre nous cherche sa vérité, et la manière de l’exprimer. Je suis certaine qu’il saura mettre magnifiquement en perspective les deux Iphigénie de Gluck. À ce stade de notre collaboration, je ne peux encore rien dire de plus, mais je crois que la terrible trajectoire de la famille des Atrides l’inspire au plus haut point. En tant que cheffe spécialisée dans le répertoire ancien, je côtoie de nombreux grands mythes au quotidien, et ils ne parlent jamais mieux au public que lorsqu’ils s’expriment en des termes reliés à notre monde contemporain. Et puis, ne sont-ils pas les échos constants de notre humanité ? Il n’y a qu’à regarder notre actualité…
En fondant, en 2000, Le Concert d’Astrée, ensemble instrumental et vocal, et en le dirigeant, vous avez été une pionnière. Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas plus de cheffes dans le milieu du baroque, alors qu’on assiste à une véritable floraison de baguettes féminines, pour les répertoires symphonique et lyrique traditionnels ?
Cela peut s’expliquer, en partie, par le fait que le milieu de la musique ancienne ne fonctionne, tout simplement, pas de la même manière que les grands orchestres symphoniques. Dans le baroque, le système bien établi de « chef(fe) invité(e) » n’existe pas vraiment. Qui plus est, lorsqu’on décide de diriger sa propre formation historiquement informée, on oublie, souvent, qu’il y a toute une lourde structure derrière. C’est une véritable entreprise, qu’il faut faire tourner.
Votre parcours de cheffe vous a amenée à diriger des œuvres baroques avec des formations traditionnelles prestigieuses, comme les Berliner Philharmoniker, le Los Angeles Philharmonic (LA Phil) et, tout récemment, le Concertgebouworkest d’Amsterdam. Que retenez-vous de ces expériences ?
J’aime beaucoup apporter mon expertise, en matière de musique baroque, à des formations dites « modernes ». J’ai la chance de pouvoir diriger des orchestres réputés, et j’ai pu constater leur réel désir d’approfondir leur approche de Bach, de Haendel ou encore de Rameau. Je suis toujours agréablement surprise de voir à quel point les musiciens de ces formations prestigieuses sont soucieux de trouver la bonne articulation, les bons tempi, les bonnes couleurs, etc. Il est évident que ces collaborations extérieures régulières nourrissent mon travail avec mon propre ensemble, Le Concert d’Astrée ; cela génère une circulation d’idées et d’expériences profitables à tous. Nous avons, en ce sens, entamé un partenariat exceptionnel de trois ans, avec le Los Angeles Philharmonic. Je vais ainsi diriger, en mars 2025, au Walt Disney Concert Hall, dans le cadre du « Handel Project Festival », le Dixit Dominus de Haendel et le Magnificat de Bach, avec le LA Phil, puis l’Ode for St. Cecilia’s Day et Il trionfo del Tempo e del Disinganno, avec Le Concert d’Astrée. Ces échanges et alternances entre formations instrumentales nous permettent, par ailleurs, de pouvoir inviter de nombreux chanteurs, avec lesquels nous collaborons régulièrement. Aussi, c’est avec bonheur que je retrouverai le contre-ténor britannique Iestyn Davies, la mezzo française Eva Zaïcik, la soprano hongroise Emöke Barath et la soprano russe Julia Lezhneva.
Vous êtes, depuis 2004, en résidence à l’Opéra de Lille. Qu’est-ce que ce port d’attache vous a apporté concrètement, et que retenez-vous de votre collaboration avec Caroline Sonrier, qui quittera la tête de cette maison, au terme de la saison 2024-2025 ?
Notre résidence, avec Le Concert d’Astrée, à l’Opéra de Lille est une chance absolue. C’est un port d’attache exceptionnel, par son fonctionnement et par son ambition. Depuis notre arrivée, en 2004, nous avons pu bénéficier d’une structure de travail solide et de l’appui inconditionnel d’une femme remarquable, Caroline Sonrier. À Lille, l’excellence et la diversité ne sont pas des vains mots. Rares sont les maisons d’opéra qui osent et peuvent se doter d’un orchestre historiquement informé, pour la musique ancienne, d’un ensemble dédié à la musique contemporaine, pour la création, et d’une formation symphonique, pour le grand répertoire. Aussi, je suis fière d’avoir pu, avec Le Concert d’Astrée, m’inscrire dans cette vision innovante et courageuse, motivée par le désir d’aller toujours plus près du public. Dans cette optique, je tiens à souligner que nous avons pu développer un programme éducatif particulièrement bien rodé, lequel nous permet de faire résonner la musique, hors des sentiers battus et des publics acquis à notre cause. Je suis certaine que nous allons continuer, avec la nouvelle directrice, Barbara Eckle, à creuser ce formidable sillon.
Propos recueillis par CYRIL MAZIN
(1) L’entretien a été réalisé à Aix-en-Provence, le 1er mai 2024.