Printemps et été sous le signe du bel canto pour la soprano allemande… À peine sortie d’une nouvelle production de Lucia di Lammermoor, au Covent Garden de Londres, elle retrouve l’héroïne de Donizetti pour une mini-tournée du Teatro Regio de Turin, qui fera étape au Théâtre des Champs-Élysées, le 27 mai. Puis, à partir du 14 juillet, elle sera Elvira dans I puritani, au Teatro Real de Madrid, avant d’incarner, les 3 et 6 août, Violetta dans La traviata, aux Chorégies d’Orange.
Que représente, à ce stade de votre carrière et de votre évolution, le rôle-titre de Lucia di Lammermoor ?
C’est un rôle fantastique, mais très exigeant, tant sur le plan vocal et technique que de la forme physique. Car cet opéra est aussi une grande pièce de théâtre. Il me semble que tout le monde aimerait jouer Lucia, et particulièrement sa scène de folie, qui permet d’expérimenter des états que l’on ne voit pas si souvent sur scène portés à un tel paroxysme. Même si ma prise de rôle était déjà prévue, elle a eu lieu plus tôt que je ne l’aurais cru, au Metropolitan Opera de New York, en 2008, où j’ai remplacé Anna Netrebko, qui venait d’accoucher. En me préparant pour la production de Mary Zimmerman, qui datait de l’année précédente, j’ai pu m’approprier le personnage et la musique, en prenant en compte mes points forts et ce qui fonctionnait le mieux avec mes moyens. C’est d’ailleurs ce que toutes les cantatrices devraient faire, notamment si elles ont une tessiture plus basse, ou une voix plus large. On peut varier les cadences, par exemple. Mais il reste quand même deux contre-mi bémol à chanter – ce qui n’est finalement pas si terrible comparé à la version française, encore plus aiguë que celle que l’on joue traditionnellement ! Je me suis tout de suite sentie à l’aise dans ce rôle, et j’ai dit à mon agent : « S’il te plaît, trouve-moi des Lucia ! » Il faut en profiter tant qu’on a encore les notes suraiguës et l’endurance pour venir à bout du premier air – sans coupures, c’est l’Everest ! Tout dépend aussi des idées du metteur en scène, car on se retrouve parfois à devoir faire beaucoup plus qu’on ne l’imaginait…
Pour la nouvelle production que vous répétez en ce moment (1), le Covent Garden a d’ailleurs pris la précaution de mettre en garde ses futurs spectateurs contre des scènes « comportant des actes sexuels et de la violence »…
Lucia di Lammermoor est une tragédie, violente non seulement sur le plan émotionnel, mais aussi physique. L’héroïne tue quelqu’un. Et même si le meurtre n’est généralement pas montré, elle réapparaît couverte de sang. Peut-être n’est-ce pas un opéra pour les enfants ! Il y aura donc beaucoup de sang, et aussi une scène d’amour avec Edgardo. Cette Lucia n’est pas une jeune fille de 16 ans, mais une femme plus âgée, qui n’a jamais été demandée en mariage. À moins qu’elle ait toujours refusé. En Écosse, à l’époque de la création (1835), où l’action a été transposée, les voyages étaient rares, et Facebook n’existait pas : si un époux potentiel ne se présentait pas, il était plus difficile d’en trouver un ! Au début du XIXe siècle, les femmes ont commencé à s’exprimer à travers les arts, et notamment la littérature. Ce sont les premiers pas du féminisme. Nous n’avons pas voulu montrer Lucia comme une victime naïve et innocente. Au contraire, elle sait très bien dans quel danger elle se trouve – cette zone de guerre entre les deux familles. Son amour pour l’ennemi, elle veut le vivre complètement, et donc aussi physiquement. Katie Mitchell a décidé de séparer la scène en deux, avec d’un côté ce qui se passe dans le livret, et de l’autre ce qui, habituellement, reste caché. Ainsi, Lucia est constamment présente : on voit tout ce qu’elle manigance, ce qui se passe en elle, et c’est parfois très fort.
Mary Zimmerman à New York, Barbara Wysocka à Munich, Katie Mitchell à Londres… Les femmes portent-elles un regard différent sur le personnage de Lucia ?
L’idée que ce n’est pas une faible petite ballerine volant de droite à gauche avec la larme à l’œil vient de moi. Il faut avoir beaucoup de force et de colère pour parvenir à tuer quelqu’un ! Lucia est aussi forte que son frère. L’un et l’autre sont prêts à exploser. Dans leur duo, elle ne cède pas : elle mourrait plutôt que d’être forcée à épouser un homme qu’elle n’aime pas. Car elle a donné sa foi et juré devant Dieu, dans un parc. Elle n’est donc pas libre. Les femmes metteurs en scène me semblent plus sensibles à cet aspect de la situation. Mais c’est aussi une marque de notre époque. Notre conception de l’émancipation est plus avancée, et ce qui se passe dans l’opéra nous paraît plus naturel.