Le 28 janvier, le Teatro Real de Madrid affiche, en première mondiale, le dernier opéra du compositeur américain, inspiré de la nouvelle éponyme d’Annie Proulx et commandé par Gerard Mortier lorsqu’il était encore au New York City Opera.
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire un opéra d’après Brokeback Mountain ? En voyant le film d’Ang Lee, en lisant la nouvelle d’Annie Proulx ?
J’ai d’abord vu le film, et pensé qu’il contenait la matière d’un opéra. Puis j’ai lu la nouvelle dont il est tiré, et ressenti encore plus vivement cette impression. Alors que Gerard Mortier s’apprêtait à prendre la direction du New York City Opera, il a eu connaissance de mon envie. Nous nous sommes rencontrés et il m’a passé commande. En quittant New York pour Madrid, il a emmené le projet avec lui. En cours de route, nous nous sommes mis à la recherche d’un librettiste. Annie Proulx, en personne, s’est déclarée intéressée, et a finalement écrit le livret en collaboration avec moi.
En quoi consiste cette matière que vous avez d’abord perçue dans le film, d’une tonalité plus sentimentale que la nouvelle qui se caractérise, au contraire, par sa brièveté, sa rudesse, voire même une certaine aridité de l’écriture ?
Je n’aurais jamais envisagé sérieusement de tirer un opéra de ce film, malgré ses qualités. Si j’ai pensé que cette histoire ferait un bon opéra, c’est parce qu’elle traite d’un amour voué à l’échec, sujet traditionnel pour un drame lyrique.
Par rapport à la nouvelle, la transposition cinématographique souligne d’une part l’importance du paysage, d’autre part la difficulté de Jack Twist et Ennis del Mar à communiquer. Comment faire un opéra avec deux personnages qui parlent aussi peu ?
Comment construire un opéra autour d’une figure à la parole aussi inarticulée que Wozzeck ? Là n’est pas la question. Les vraies montagnes du Wyoming sont magnifiques, impressionnantes, mais surtout très dangereuses – des hommes y meurent constamment. Voici l’arrière-plan de cette histoire. Jack et Ennis ne se parlent pas, mais personne ne parle dans un tel environnement. Le cœur du problème, pour ces deux êtres, est qu’ils sont issus d’un milieu rudimentaire et impitoyable. Voilà pourquoi ils ne savent pas comment échapper à leur situation. Il ne leur vient pas à l’esprit d’aller ailleurs, là où ils pourraient s’exprimer plus librement.
Comment avez-vous collaboré avec Annie Proulx ? Certains impératifs musicaux ont-ils orienté son adaptation ?
À chaque fois que je mets un texte en musique, je décide d’abord de la façon la plus claire et la plus efficace d’en exprimer le sens. Dans la mesure où Annie Proulx n’est pas musicienne, nous nous sommes très souvent entretenus durant le processus d’écriture. Mon rôle dans la confection du livret a principalement consisté à lui proposer des mots mieux adaptés au chant que d’autres, à l’avertir du temps nécessaire à la projection de telle ou telle parole. Elle s’est montrée extrêmement réceptive à tous ces aspects techniques, que des personnes qui ne composent pas n’ont sans doute pas présents à l’esprit. Pour le reste, la forme du livret est, en grande partie, la même que celle de la nouvelle. La principale différence réside dans le personnage d’Ennis. Comme Moses dans Moses und Aron de Schoenberg, les mots lui manquent. Mais au fil des vingt années que couvre le récit, sa capacité à s’exprimer se développe, jusqu’à l’acceptation de soi. Il n’y parvient malheureusement qu’après la mort de Jack. Ces deux hommes auront été incapables de se mettre d’accord sur la manière de mener leurs vies. C’est la tragédie sur laquelle repose l’opéra.
Jack s’apparente-il davantage à un souvenir ?
Il vieillit, connaît la réussite et une existence plus stable, mais ses intentions, ses espoirs restent les mêmes : il rêve d’une vie à deux, sans jamais trouver le moyen de convaincre Ennis qu’il devrait l’accepter. Finalement, il est tué, et Ennis n’a plus rien qu’un souvenir – heureux, parce que Jack est son seul amour, et qu’il sait qu’il n’en connaîtra pas d’autre.