Après l’avoir abordée en concert, en 2010, l’une des rares divas de notre époque ose Norma à la scène, le 17 mai, dans le cadre du Festival de Pentecôte de Salzbourg, dont elle est la directrice artistique. Parallèlement, Decca sort une intégrale de l’ouvrage, réalisée en studio, dont on attend beaucoup, rien de ce que Cecilia Bartoli a fait en vingt-cinq années de carrière n’ayant laissé l’auditeur indifférent. L’artiste sera ensuite à Versailles, le 16 juin, pour un parcours autour de la figure d’Agostino Steffani, prélude au retour tant attendu à Paris dans une production scénique : Otello de Rossini, au Théâtre des Champs-Élysées, en avril 2014.
Le principal défi de Norma est-il vocal, ou consiste-t-il à remettre en cause les traditions d’interprétation qui ont participé à forger le mythe d’un rôle inchantable ?
Il faut avoir le courage de porter une vision neuve, et seul un retour à la source, c’est-à-dire à la partition, peut nous y aider. C’est néanmoins grâce à la tradition que nous connaissons le chef-d’œuvre de Bellini, ainsi qu’aux cantatrices qui, chacune à leur époque, en ont abordé le rôle-titre. L’utilisation des instruments d’époque est une étape supplémentaire vers cette nouvelle dimension sonore, qui rompt totalement avec l’interprétation des orchestres modernes.
Quelles sont les altérations qui ont affecté la partition depuis sa création, en 1831, à la Scala de Milan ?
Ce qui nous paraît grave aujourd’hui était parfaitement normal dans les années 1950. Adalgisa était alors chantée par des mezzos robustes, alors que le rôle a été créé par Giulia Grisi, un soprano léger pour qui Donizetti a écrit Norina dans Don Pasquale ! Dans la mesure où Adalgisa doit atteindre le contre-ut plusieurs fois dans des cadences avec Norma, les changements de tonalité et les coupures étaient inévitables. Mais aborder des opéras tels que Norma ou Il pirata à cette époque représentait un grand risque, et c’est notamment grâce à la découverte de ces partitions oubliées que la divine Callas a réinventé le théâtre lyrique.
Que révèle des personnages de Norma et d’Adalgisa ce rétablissement des tonalités, et donc de l’équilibre entre les tessitures ?
En se penchant sur le répertoire de Giuditta Pasta, la première Norma, on constate qu’elle chantait Donna Elvira et Despina, la Nina de Paisiello, la Desdemona de Rossini, mais aussi Tancredi – autant de rôles désormais distribués à des mezzos. Il en va de même pour Maria Malibran qui fut, elle aussi, une célèbre Norma. Ces cantatrices étaient issues de l’école classique, elles n’avaient jamais rencontré ni Verdi, ni Puccini, ni Mascagni ! Bellini est un contemporain de Schubert, et son monde est celui de Chopin et de Liszt. L’esthétique des années 1950 forçait les chanteurs – mais pas seulement, pensez aux hommes politiques – à se livrer à des démonstrations de puissance vocale. À l’époque de la Pasta et de la Malibran, une grande interprète se distinguait avant tout par sa maîtrise du souffle et de l’expressivité du texte. Norma est une histoire d’amour, de devoir, de jalousie et de trahison. « Casta diva » est certes une prière, mais c’est aussi un moment stratégique pour l’héroïne : alors que les Gaulois appellent à la guerre contre l’occupant romain, elle leur intime d’attendre. Personne ne sait évidemment que le proconsul Pollione est son amant, et qu’ils ont eu deux fils ensemble. Mais il la quitte pour Adalgisa, une femme plus jeune qu’elle… C’est une réalité qu’on a eu peur de montrer jusqu’à présent, à l’instar de la fragilité de ce personnage en proie au terrible conflit d’une mère qui en arrive à penser au meurtre de ses enfants, et qui trahit son peuple car, tout simplement, elle n’a pas d’autre choix. Il faut oser exprimer la douleur en chantant les pianissimi écrits par Bellini, et non par la force, comme dans les années 1950. Car Norma est tout le contraire d’une prêtresse glaciale. La flamme de l’amour brûle dans son cœur. Pour moi, Norma, c’est Anna Magnani !
Faire référence à cette grande figure du cinéma néoréaliste n’est-il pas paradoxal, alors même que vous rejetez les interprétations véristes des années 1950 ?
Anna Magnani est l’image même de la femme du Sud, tragique et dotée d’une grande force de persuasion. Une femme qui aime, souffre, et n’a pas peur de le montrer. Et puis, Norma est aussi un opéra politique, conçu à une époque où l’Italie était occupée. C’est une situation similaire que nous voudrions montrer à Salzbourg, par l’évocation du néoréalisme de l’immédiat après-guerre.
En quoi l’écriture de Bellini, dont vous avez par ailleurs souligné qu’elle était issue du classicisme, est-elle novatrice, que ce soit sur le plan vocal ou dramaturgique ?
Avant Bellini et Donizetti, Nina, ossia La pazza per amore de Paisiello marque une étape importante dans la manière de représenter la folie au théâtre, annonçant Norma et Lucia di Lammermoor. La forme change également, avec l’abandon de l’aria da capo au profit de grandes scènes avec récitatif accompagné, cavatine et cabalette. C’est un autre monde qui s’ouvre. Je me suis toujours demandé pourquoi Rossini avait décidé si jeune d’arrêter d’écrire des opéras. Peut-être n’était-il pas prêt, ou ne voulait-il pas adapter son style et son esprit à cette nouvelle évolution. Les mélodies de Bellini sont d’une simplicité, d’une clarté et d’une profondeur qui nous mettent à nu. J’ai la même sensation avec Mozart.
De même que la nouvelle production salzbourgeoise, votre enregistrement de Norma chez Decca est dirigé par Giovanni Antonini, un spécialiste du répertoire baroque…
Mais il a récemment abordé les Symphonies de Beethoven ! Sa sensibilité le conduit à effectuer un vrai travail sur la partition et les sources manuscrites, sans être influencé par cette tradition à laquelle nous appartenons malgré tout, en tant qu’Italiens. Je tenais à ce que cette nouvelle vision de Norma soit portée par un connaisseur des répertoires baroque et classique, dans une sorte de vague chronologique. Et surtout, Giovanni Antonini, l’un des musiciens fondateurs de l’ensemble Il Giardino Armonico, a l’expérience et la maîtrise des instruments d’époque.
Durant les dix premières années de votre carrière, vous avez beaucoup enregistré Mozart et Rossini avec des orchestres modernes. Est-ce votre rencontre avec Nikolaus Harnoncourt qui vous a conduite à prendre fait et cause pour la pratique historiquement informée, jusqu’à l’appliquer au bel canto romantique ?
Bien qu’il n’ait pas eu recours aux instruments d’époque, Claudio Abbado a été l’élément déclencheur par son travail sur la musique de Rossini et sa mise en valeur par un retour à la partition, qu’il a débarrassée des « ornements » qui rendaient parfois ses mélodies méconnaissables ! Quant à Nikolaus Harnoncourt, il m’a ouvert de nouveaux horizons. Grâce à lui, j’ai découvert les instruments d’époque, non seulement dans le répertoire baroque, mais aussi dans Mozart et Haydn, dont j’ai chanté plusieurs opéras sous sa direction. Est-il encore possible d’entendre du Vivaldi joué par des orchestres modernes, à la façon des années 1960 ? Dès lors, pourquoi s’arrêter là ? Nous avons besoin de musiciens qui prennent le risque d’aller plus loin, comme l’a fait Harnoncourt à son époque. C’est incroyable de voir avec quelle violence une partie de la critique a attaqué ces instruments qui, selon elle, ne sonnaient jamais juste, ces cordes qu’il fallait accorder sans cesse pendant vingt minutes, éreintant cette vague qui nous a permis d’accéder à une nouvelle dimension sonore. Je suis une enfant d’Harnoncourt, il faut absolument perpétuer son héritage !