Jusqu’au 20 juin, à l’Opéra Bastille, la nouvelle mise en scène de Benoît Jacquot, avec Diana Damrau, Ludovic Tézier et Francesco Demuro dans les rôles principaux, constitue l’incontestable événement de la fin de saison 2013-2014 à Paris, que la chaîne Mezzo retransmettra le 25 juin. Du 6 au 17 mai, Mehdi Mahdavi a suivi, pour Opéra Magazine, le travail de conception du spectacle, en prise directe avec les artistes. Reportage en forme de « making-of »…
À l’extrémité d’une suite de couloirs interminables et glacés, bien au-delà, donc, de l’envers du décor, se trouvent, à l’Opéra Bastille, les ateliers de costumes de l’Opéra National de Paris. Usine à rêves, chambre aux trésors, où s’accumulent, sur de froids alignements de portants, robes, capes et manteaux de L’incoronazione di Poppea, dont la nouvelle mise en scène signée Robert Wilson sera créée le 7 juin (au Palais Garnier), mais aussi, déjà, d’Il barbiere di Siviglia et de Tosca, qui ne sortiront de leurs housses qu’à l’automne. C’est toutefois La traviata, dernière grande production réalisée sous la férule de Nicolas Joel, comme un hommage au savoir-faire de la maison dont il s’apprête à lâcher les rênes, qui fait l’objet de toutes les attentions. Pour les ateliers, l’arrivée des solistes marque, en effet, le début de la dernière ligne droite, qui s’achèvera avec la pré-générale piano, première répétition en costumes.
Nommée par Gerard Mortier à la tête du service, auquel il avait souhaité donner son autonomie sur le modèle des théâtres germaniques, Christine Neumeister nous guide à travers cette véritable ruche, qui compte plus d’une vingtaine de métiers, pour un total de cent cinquante personnes : tailleurs, modistes, cordonniers, etc. Et quelle n’est pas notre surprise, dans la caverne aux merveilles des décorateurs sur costume, de tomber sur un bateau Playmobil, ou encore un masque de Mickey Mouse (probable vestige de la production du Roi Roger de Szymanowski), tandis qu’une tête de taureau, que revêtira une danseuse durant le bal chez Flora, reçoit ses derniers coups de pinceaux. Destinés aux choristes – hommes et femmes –, des dizaines de fracs sont un indice de l’époque à laquelle Benoît Jacquot a situé sa mise en scène, quand les habits de lumière des matadors signalent une approche fastueuse, confirmée par les maquettes de Christian Gasc.
Le budget atteint d’ailleurs un demi-million d’euros, soit presque 20 % de l’enveloppe annuelle allouée au département, pour cent cinquante costumes. C’est beaucoup moins que pour la reprise de Khovanchtchina, la saison passée (quatre cent quatre-vingts), la Carmen contestée d’Yves Beaunesne (quatre cent cinquante), Les Contes d’Hoffmann selon Robert Carsen (trois cent soixante-dix, « ce que personne ne soupçonne parce qu’ils sont modernes »), ou même Das Rheingold, où « cinquante figurants se changeaient cinq fois ». Mais, comme l’ajoute Christine Neumeister, la taille d’une production n’est pas le seul fait de la quantité, mais aussi du temps de fabrication, plus long pour des costumes historiques, dès lors plus onéreux : avec ses cent mètres de tulle, la robe portée par Violetta, à l’acte I, aura nécessité plus de cent vingt heures de travail !
L’OLYMPIA DE MANET POUR DÉCOR
Quelques étages plus bas, à l’opposé d’un bâtiment dont on n’avait jamais à ce point mesuré l’immensité, les répétitions entrent dans leur phase la plus intense. À en croire le décor de Sylvain Chauvelot, que l’on découvre en pénétrant dans la Salle Gounod – cette scène de répétition située côté jardin, qui reproduit les dimensions du plateau de l’Opéra Bastille –, la nouvelle Traviata devrait satisfaire les spectateurs encore sous le choc de la vision iconoclaste présentée par Christoph Marthaler, en 2007, sous les ors du Palais Garnier. Un décor ? Plutôt quelques meubles épars – une coiffeuse, un indiscret dans le plus pur style « Napoléon III » –, qui délimitent un cadre dépouillé, comme écrasé par un lit plus monumental que nature, et surmonté, à sa tête, par la sulfureuse Olympia de Manet (Paris, musée d’Orsay, 1863).
« Cette peinture a fait scandale en son temps, sans qu’il y ait eu de la part de Manet aucun vœu de provocation, précise Benoît Jacquot. Je ne vois d’ailleurs pas l’intérêt d’utiliser La traviata pour susciter je ne sais quel tapage. Cette toile est une indication d’époque et, surtout, une image me permettant de donner une indication frontale de la vie de l’héroïne, telle qu’on peut la supposer s’agissant de cette « traviata« , c’est-à-dire une « dévoyée » en français. J’ai ainsi cherché à ce que chacun des quatre tableaux tienne en un élément de décor, qui devienne un signe dramaturgique et esthétique, et envahisse l’espace de façon disproportionnée. Il s’agit ici d’un lit, tout simplement parce que l’existence d’une courtisane tourne autour de ce meuble : c’est son instrument de travail, son lieu de vie. »
Peu à peu, alors qu’inertie et agitation se partagent les minutes précédant le début de la répétition, Diana Damrau, qui a revêtu un jupon de tulle et de crin, prend possession de cet espace sur lequel Violetta règnera bientôt. Régisseurs, techniciens, habilleuses, tous ont pris place, dans un alignement de tables, de cour à jardin. Seul manque Daniel Oren, retenu à Tel-Aviv jusqu’au 10 mai. Son assistant, Francesco Ivan Ciampa, qui dirigera trois représentations de La traviata, les 12, 14 et 17 juin, le représente au pupitre et donne le départ du « Brindisi ». Mais, en l’absence des chœurs, le travail porte d’abord sur le duo entre Violetta et Alfredo ; ce dernier est interprété par le jeune Francesco Demuro, que les Parisiens ont pu découvrir en février 2012, au Théâtre des Champs-Élysées, en Ernesto dans Don Pasquale.
AFFRONTER LE MÉLODRAME
D’un calme olympien, attentif et concentré, Benoît Jacquot montre quelques gestes, sans musique, et règle la scène « comme un pas de deux ». Afin d’instaurer, sans doute, les prémices d’une complicité, propice à l’éveil de l’amour. De contenir aussi, peut-être, des élans trop mélodramatiques. « L’opéra, après tout, c’est du mélodrame, objecte le cinéaste. Je ne cherche donc pas à l’éviter, mais au contraire à l’affronter, et à l’exposer le plus possible. Il est d’ailleurs amusant que Diana ait essayé de trouver, dans ses traces précédentes, une petite nourriture psychologique qui m’intéresse assez peu – car à quoi bon explorer, une énième fois, le paysage mental de Marguerite Gautier ? Mais elle a très vite compris que je souhaitais atteindre, en toute rigueur et précision, un point pathétique qui est, pour moi, la raison d’être de La traviata, et y déceler, sans beaucoup d’égards pour Piave – qui n’est pas mon auteur de chevet ! – ce dont Verdi s’est servi pour fabriquer cette émotion proprement musicale, et littéralement chantée. »
C’est le sujet même – on le devine, sans les entendre – de la discussion entre le metteur en scène et son interprète principale, qui trouve son application, bien qu’encore à tâtons, dans la solitude errante du grand air de Violetta. Une première fois, Diana Damrau semble à l’étroit, comme confinée à l’avant-scène. Elle décide alors d’essayer « quelque chose ». Élargissant son espace, elle bouge en tâchant de ne pas se perdre dans le mouvement, déclame son texte sans musique, pour trouver le geste juste qui viendra parfaire « le point de vue, l’allure générale, la silhouette » esquissés par Benoît Jacquot. Elle trébuche sur une phrase, jure dans toutes les langues, puis se reprend, et entame la cabalette « Sempre libera ». Mais soudain, au paroxysme d’une vocalise tendue par la fureur de vivre, elle se retrouve avec, entre les mains, la nuisette déposée sur le lit, et éclate d’un rire enfantin !
Les artistes reprennent le début du I, et l’expression, dans le duo de la soprano allemande et du ténor italien, paraît, d’ores et déjà, s’être affinée. Au terme de la répétition, les meubles sont rassemblés, les oreillers emballés, et la plate-forme du décor se soulève pour laisser place à un arbre solitaire, flanqué d’un grand escalier en faux marbre. Cette présence simultanée des lieux des deux tableaux du II, qui pourtant n’ont rien à voir l’un avec l’autre, marque le refus d’un réalisme cinématographique qui n’était pas aussi poussé dans la production de Werther, en 2010, où la rencontre entre les codes de l’opéra et du « Septième Art » se déroulait sans heurt. « Tout ce qui est anecdotique, et qui cherche à faire vrai, ne peut qu’augmenter la convention et le carton-pâte, affirme Benoît Jacquot. C’est dans la pratique de la musique, du chant, que le drame est à même de surgir, et de toucher. Il se trouve que je suis cinéaste pour commencer, et sans doute pour finir. Par conséquent, je transporte avec moi des gestes de cinéaste, mais en cherchant à les contourner, les oublier ou les traverser, tout en sachant qu’ils seront nécessairement présents. »