Malgré la crise financière qui a touché l’ensemble des théâtres lyriques à travers le monde, le Royal Opera House, Covent Garden reste une étape incontournable pour les mélomanes, « le » lieu où l’on peut applaudir les plus grandes vedettes du moment, dans des productions alternant habilement tradition et modernisme. Jonas Kaufmann vient d’y faire ses débuts dans Andrea Chénier, Bryn Terfel y reprend Der fliegende Holländer, ce mois-ci… Depuis quelques années, le Covent Garden est aussi devenu un foyer de création musicale particulièrement actif, entre autres grâce à la construction du Linbury Studio Theatre. Alex Beard, directeur général de l’institution, et Kasper Holten, directeur de l’opéra en son sein, font le point sur la situation actuelle de la maison, en expliquant comment, chacun à son niveau, ils entendent la développer.
Quelles sont vos attributions en tant que directeur général (traduction la plus approchante de votre titre anglais : « Chief Executive ») du Royal Opera House, Covent Garden ?
L’institution abrite deux compagnies, le Royal Opera et le Royal Ballet, ainsi qu’un important programme éducatif et participatif (« Learning and Participation »). Ma tâche consiste à créer et à préserver l’environnement le plus favorable possible à leur développement, grâce aux ressources et aux infrastructures techniques dont nous disposons. Kasper Holten dirige le Royal Opera, Kevin O’Hare, le Royal Ballet, et Jillian Barker est à la tête du programme éducatif et participatif.
Les subventions publiques ne représentent que 23 % de vos recettes, contre 50 % à l’Opéra National de Paris…
Au début des années 1990, le Royal Opera House recevait, lui aussi, plus de 50 % de subventions ! Aujourd’hui, la billetterie représente environ 40 % de nos revenus, le mécénat 24 %, les 13 % restants se répartissant entre différentes recettes commerciales : restaurants, produits dérivés, locations… Il s’agit d’un modèle budgétaire mixte, à mi-chemin, pour ce qui est des subventions, entre celui du continent européen, où elles occupent une place prépondérante, et celui en vigueur aux États-Unis, où elles sont quasiment inexistantes. Maintenir ce modèle exige évidemment beaucoup d’efforts.
Malgré un budget inférieur de 50 millions d’euros à celui de l’Opéra de Paris, vous réussissez à programmer vingt-cinq opéras par saison, en affichant les plus grandes vedettes…
Le Royal Opera House est, parmi les théâtres européens, le champion de la productivité. Pour parvenir à assurer cinq cents représentations par an, chaque minute est mise à profit. Nous avons un personnel très dévoué, et gérons le budget dont nous disposons avec sagesse. Pour atteindre les recettes de billetterie et de mécénat qui sont les nôtres, nous travaillons ainsi énormément, par exemple pour offrir à chacun de nos spectateurs une expérience satisfaisante en termes de restauration. Dans tous les secteurs, notre marge est étroite.
Vous avez mis en place un programme de formation…
Il existait déjà avant mon arrivée, mais nous l’avons amplifié, car il est de notre devoir d’investir dans les talents du futur. Nous accueillons le « Jette Parker Young Artists Programme », ouvert aux chanteurs et aux chefs d’orchestre, l’« Aud Jebsen Young Dancers Programme », pour les danseurs pas encore prêts à intégrer le Royal Ballet, ainsi que dix-sept apprentis, répartis entre tous les métiers en coulisses. J’éprouve autant de fierté quand nos élèves trouvent un emploi dans un autre théâtre que lorsqu’ils continuent à travailler chez nous !
Quelle est votre méthode pour rajeunir le public ?
Nous en avons plusieurs. Par exemple, nous offrons dix mille places à des tarifs subventionnés aux étudiants adhérant à un programme dédié. Nous avons, par ailleurs, des « ambassadeurs » dans plus de vingt universités, à travers tout le Royaume-Uni, dont la mission est d’encourager leurs camarades à venir voir nos productions, in loco ou dans les salles de cinéma. Nous proposons aussi des matinées scolaires et nous avons ouvert notre saison d’opéra 2014-2015, le 11 septembre dernier, avec une représentation d’Anna Nicole de Mark-Anthony Turnage, réservée aux moins de 25 ans, avec un prix des places maximum de 25 livres sterling (32 euros). L’opération a été un grand succès, et j’espère que ce type d’événement à forte visibilité contribuera à mieux faire connaître nos actions en faveur du jeune public. Pour ce qui est des tarifs, justement, je tiens à souligner que l’on peut voir tous les opéras de la saison, Andrea Chénier excepté, pour moins de 10 livres. Si certaines places restent très chères, nous réussissons à proposer 40 % de notre contingent de sièges à 40 livres ou moins. Pour continuer à le faire, il est important que nous portions tous nos efforts sur le développement du mécénat, car aucune institution culturelle ne pourra bientôt plus se passer de l’enthousiasme de ses mécènes pour survivre ! Cette tâche constitue une large part de mon travail.
Quel est l’impact sur votre public des retransmissions de vos propres productions dans les cinémas ?
C’est un peu tôt pour le dire, car nous n’avons mis en place cette opération que récemment. Tel que je peux le mesurer aujourd’hui, l’impact me paraît globalement très positif. Le 16 octobre dernier, par exemple, soir de la retransmission en direct de L’Histoire de Manon, le ballet de Kenneth MacMillan, la grande salle était pleine. Et les représentations suivantes ont enregistré un meilleur taux de remplissage que les précédentes ! Voir un opéra ou un ballet dans un cinéma ne procure certes pas le même frisson, car il manque la proximité physique avec les artistes, mais la sensation du direct demeure. En fait, il s’agit de deux expériences complètement différentes, qui peuvent parfaitement coexister. Une des nombreuses lettres que j’ai reçues, l’année dernière, est partie du comté d’Inverness, aux confins de l’Écosse. Les spectateurs qui me l’ont envoyée avaient fait 120 km, à l’aller comme au retour, pour assister à l’une de nos représentations au cinéma et, sur trois pages, ils me décrivaient leur émerveillement. Ce soir-là, nous n’avions pas joué pour deux mille personnes, mais pour quarante mille !
Considérez-vous l’opéra, tel que vous le représentez au Royal Opera House, comme un art du XXIe siècle ?
Bien sûr ! Parce qu’il traite des grands sujets de la vie mieux qu’aucune autre forme artistique. La mort, la trahison, le désespoir, l’amour, le désir… Tant que nous éprouverons ces émotions essentielles à notre humaine condition, l’opéra aura un avenir florissant.