Douze versions CD publiées dans le commerce, deux en DVD : c’est, à la fois, peu et beaucoup.
Peu en regard de l’extraordinaire popularité de l’ouvrage, pendant près d’un siècle ; beaucoup si l’on songe au niveau extrêmement relevé de cette discographie, où l’on ne rencontre quasiment aucune catastrophe. Créée en triomphe à l’Opéra-Comique, le 14 avril 1883, Lakmé y fêta sa 1 500e représentation en 1960. Mais la fermeture de la maison, en 1972, lui fut fatale, les théâtres de région et l’étranger continuant, avec plus ou moins d’assiduité, à entretenir la flamme. On l’a revue Salle Favart, en 1995, dans une mise en scène de Gilbert Blin, avant un nouveau silence qui prendra fin le 10 janvier, avec l’arrivée de la production de Lilo Baur, créée à Lausanne, en octobre dernier. Après Leila Ben Sedira, Lily Pons, Mado Robin, Mady Mesplé, Christiane Eda-Pierre, Natalie Dessay… c’est à Sabine Devieilhe que reviendra le redoutable honneur de défendre le rôle-titre, taillé par Léo Delibes aux mesures de la virtuose Marie Van Zandt, soprano américaine admirée pour sa « voix de cristal ».
Avant d’entrer dans le détail de la discographie de Lakmé, que nous analyserons dans l’ordre chronologique des témoignages, il importe de régler un problème épineux : celui des dialogues. Dans la tradition de l’« opéra-comique » français, ils sont parlés. Tel est le cas dans le livret publié au lendemain de la première. Mais ils ont été ensuite remplacés par des récitatifs chantés, et c’est cette solution qui a été retenue dans toutes les versions enregistrées. À des degrés divers : tous chantés (Kazantseva, Robin 1, Sutherland 1, Mesplé, Welting, Devia, Dessay), certains chantés, d’autres parlés (Pons, Robin 2, Sutherland 2, Ruffini). Disposera-t-on un jour, comme pour Carmen, d’une version avec tous les dialogues parlés ?
PONS
C’est avec la soirée du 6 janvier 1940, au Metropolitan Opera de New York, que s’ouvre cette discographie. Plusieurs fois réédité en CD, ce document, d’une qualité sonore correcte pour l’époque, malgré quelques distorsions, immortalise l’incarnation de Lily Pons dans le rôle-titre.
La soprano d’origine française, qui avait fait ses débuts à Mulhouse, douze ans plus tôt, dans Lakmé, avant de se faire refuser l’accès à l’Opéra de Paris, était devenue l’une des idoles du Met dès ses premiers pas in loco, en 1931. En 1940, elle est au zénith de sa popularité, et les applaudissements fusent à la fin de chaque morceau de bravoure. La voix est jolie, assez fluette, un peu pincée, la virtuosité exceptionnelle et le suraigu décoiffant. On admire, en plus, les efforts de l’interprète pour donner un relief et un sens aux mots. Les capacités de coloration n’en demeurent pas moins trop réduites pour faire durablement impression, les inflexions restent assez prosaïques, et l’air « des clochettes », exécuté à un tempo étourdissant, évoque une boîte à musique remontée au maximum.
Le vrai trésor de l’enregistrement, c’est le Nilakantha du légendaire Ezio Pinza. Impressionnant de profondeur et d’autorité – dans la scène de la conjuration, on croit entendre Padre Guardiano dans La forza del destino, maudissant quiconque franchira les limites de la grotte où Leonora a trouvé refuge ! –, il paraît presque surdimensionné pour le rôle. Mais qui s’en plaindrait devant pareille splendeur ? Tout au plus peut-on regretter un certain manque de naturel dans la prononciation, par ailleurs scrupuleuse, du français.
Si les seconds rôles sont également gênés par la langue, ils font bonne figure dans l’ensemble, sous la baguette de Wilfrid Pelletier, chef de métier pas toujours très raffiné, mais doté d’un solide sens du théâtre. L’Arménien Armand Tokatyan, enfin, chante avec beaucoup d’honnêteté et d’ardeur en Gérald.
KAZANTSEVA
Lakmé en russe ? Les premières minutes déconcertent, c’est sûr, mais il y a suffisamment de perles à glaner dans cet enregistrement de studio, réalisé en 1946 par Melodiya, avec les forces de la Radio de Moscou, pour que l’on y prête une oreille attentive.
Le chef, d’abord, un Alexander Orlov souple, tendre, sensuel, urgent quant il le faut… bref, remarquable. Le ténor, ensuite, un Sergei Lemeshev à la hauteur de sa légende, au timbre que l’on peut juger trop nasal et aux accents parfois un peu mièvres, mais à l’aigu percutant, au souffle inépuisable et au phrasé d’une poésie irrésistible. Son Gérald tire certes beaucoup du côté de Lenski, en particulier au III, sans que ce rapprochement ne sonne incongru.
Avec une voix plus dans le nez que Lily Pons et des vocalises évoquant tout autant un oiseau mécanique, Nadezhda Kazantseva s’inscrit dans la tradition des Lakmé enfantines, virtuoses et impavides. Sauf qu’elle fait l’effort de s’en affranchir à partir de la fin du II, en s’ouvrant autant que possible aux élans de la passion et du désespoir, réussissant même à émouvoir dans « Tu m’as donné le plus doux rêve », couronné de magnifiques piani aigus. Le Nilakantha d’Alexei Korolev, sonore mais trop emphatique, laisse moins de souvenirs, à l’instar de l’équipe des seconds rôles, déséquilibrée par une Ellen insupportablement caquetante.
Un document pour collectionneurs, évidemment, mais qui mérite le détour, surtout que son report en CD par Gala restitue plutôt fidèlement le timbre des chanteurs.