Fidèle à sa politique de raretés, le Festival Radio France Occitanie Montpellier ressuscite, le 21 juillet, l’ultime opus lyrique du compositeur de Lakmé, qui n’eut pas le temps d’en terminer l’orchestration avant sa mort. Massenet, son confrère et ami, prit le relais, pour une création à l’Opéra-Comique, le 24 mars 1893. Mal accueillie par la critique, qui loua néanmoins les beautés de la musique, Kassya disparut rapidement de l’affiche. Autant dire l’impatience avec laquelle on attend son retour, à l’Opéra Berlioz de Montpellier, en version de concert, sous la baguette de Michael Schonwandt et avec une distribution royale : Véronique Gens, Anne-Catherine Gillet, Nora Gubisch, Cyrille Dubois, Alexandre Duhamel…
« L’Art se venge. De la carrière de Werther, qu’on nous voulait dire si brillante, Le Ménestrel n’extraira désormais que des pavés d’ours (…) Un plaisir n’arrive jamais seul, dit le proverbe à faire. Le four lugubre de Kassya, digne sœur de l’odieux Jean de Nivelle et de la vésanique Lakmé, ne stimule que médiocrement nos filets nerveux ; d’ailleurs, on doit la paix aux défunts quand ils ne laissent pas de chef-d’œuvre. » Et, en effet, l’Art s’est vengé… de ces lignes plus fielleuses que prophétiques : Werther, Lakmé et leurs auteurs rayonnent encore au ciel lyrique, tandis que celui qui les a tracées, Alfred Ernst, fauché par la phtisie à 38 ans, s’est noyé dans des écrits en faveur de Berlioz et de Wagner qui n’ont rien changé, ni ajouté à leur gloire légitime… Ses adaptations amphigouriques des drames wagnériens leur ont, peut-être, même fait plus de tort que de bien.
Pourquoi choisir ce papier d’humeur (que Willy fera cosigner par l’Ouvreuse du Cirque d’été) en tête d’une évocation de Léo Delibes et de son ouvrage posthume, Kassya, créé le 24 mars 1893, à l’Opéra-Comique ? Parce que la tiédeur de l’accueil, l’injuste violence de certains comptes rendus, ont une cause : dix ans après la mort de Wagner, ce printemps 1893 voit la critique et le public parisiens entièrement acquis et conquis. Lit de Procuste ou mètre étalon, l’interprétation bornée de ses théories fait office de code civil (droits et devoirs du compositeur) et pénal (pour qui ne s’y conforme pas) : sans s’embarrasser de la procédure, le lynchage immédiat y supplée.
Témoin, le verdict d’Henry Bauër dans L’Écho de Paris du 25 mars : « On dirait une improvisation accélérée, de facture surannée, d’une incohérente sénilité ; une musique d’il y a trente ans formulée en duo, en trio, en chœurs, par un compositeur de petite ville italienne. Ce style musical où le ténor et le soprano exposent tour à tour le motif repris d’ensemble, où les chœurs indiquent et prétendent exprimer le mouvement d’une situation en demeurant à la même place ; cette forme tardigrade n’est plus supportable ; elle paraît vieille et démodée jusqu’au ridicule. »
Nous n’en sommes plus là, et la reprise de Kassya à Montpellier devrait produire une tout autre impression. À la violence sectaire de ce réquisitoire, il suffira d’opposer le portrait du prévenu que Camille Bellaigue dressa dans le supplément littéraire du Figaro du dimanche 20 janvier 1889.
« M. Léo Delibes est gros, blond, aimable et gai. Il n’a du lion que le nom et l’encolure fauve ; il n’en a pas la férocité ni même l’orgueil. Il n’a pas l’air d’un grand prêtre comme M. Gounod, ni d’un maréchal des logis comme M. Reyer, mais d’un Américain bien nourri et bon enfant. Ce n’est pas un nerveux comme M. Massenet, ni un mélancolique comme M. Ambroise Thomas. Il parle beaucoup et il a toujours trop chaud, symptômes d’une nature expansive et sanguine. On ne le voit jamais de mauvaise humeur et quand il cause avec vous, c’est toujours d’autre chose que de lui-même. Il n’attire pas le compliment et ne provoque pas l’hommage. Le moindre éloge l’enchante et les critiques ne semblent pas le blesser. Il sourit quand on lui dit « Cher maître ». On le voit peu dans ce qu’on appelle le monde ; il ne conduit jamais d’orchestre et je crois qu’il ne « fait pas la province ». De temps en temps, à la sortie du Conservatoire ou d’une cérémonie quelconque, on aperçoit ce visage rond et fleuri, et l’on serre avec sympathie la main du plus simple peut-être et du plus cordial de nos musiciens. »
Delibes, en outre, ne manquait pas de malice. Venu à Bayreuth assister à l’une des toutes premières représentations de Parsifal, il scandalisa le jeune Vincent d’Indy en déclarant qu’il raffolait du deuxième acte « parce qu’il y avait des petites femmes, et que, les petites femmes, c’est toujours amusant ». « Ainsi l’auteur de L’Omelette à la Follembuche traitait-il les Blumenmädchen [Filles-Fleurs] ! » conclura, un demi-siècle plus tard, le compositeur de Fervaal, qui, sans méconnaître par ailleurs les « qualités de finesse » de Delibes, croyait pouvoir ainsi le remettre à sa place.