Disparu le 10 avril dernier, à l’âge de 85 ans, Philippe Boesmans n’aura pas la chance d’assister à la création de son huitième opéra, le 13 décembre, commande du directeur général et artistique de la Monnaie, Peter de Caluwe, en coproduction avec l’Opéra de Lyon. Inspiré du vaudeville éponyme de Georges Feydeau, On purge bébé ! marque la première – et, hélas, dernière – collaboration du compositeur belge avec Richard Brunel, à la fois librettiste et metteur en scène de l’ouvrage. Pour Opéra Magazine, Renaud Machart a pu avoir accès à la partition, tout en menant l’enquête sur la genèse du projet, en compagnie de ses principaux maîtres d’œuvre.
Avec le huitième et dernier de ses opéras (1), bientôt créé à la Monnaie de Bruxelles – son fidèle port d’attache depuis La Passion de Gilles, en 1983 –, Philippe Boesmans (1936-2022) sera parti sur un éclat de rire et un soufflet : en choisissant, d’abord, d’adapter le vaudeville On purge bébé ! (1910), de Georges Feydeau ; en ayant, ensuite, le malheur de devoir poser le crayon au moment où, presque au terme de l’ouvrage, M. Truchet donne une gifle à M. Follavoine, le premier ayant été accusé par le second de cocufier un troisième, M. Chouilloux.
Alors que sa santé se dégradait rapidement, au printemps dernier, Philippe Boesmans, disparu le 10 avril, avait cependant eu le temps de charger son élève, ami et confrère, le compositeur belge Benoît Mernier (né en 1964), de terminer On purge bébé !. Ce dernier a narré, dans un texte disponible sur le site internet de la Monnaie (2), les circonstances et les modalités de sa participation : « Lorsque je suis allé le voir à l’hôpital pour en parler avec lui, je ne pouvais imaginer que quelques heures plus tard il ne serait plus là. Philippe s’était arrêté au milieu de la neuvième scène, sur une triple croche, poursuit Benoît Mernier. Après, il a fallu voir comment reprendre les choses, en m’inspirant plus ou moins de ses esquisses. Heureusement, tout le livret était prêt, Philippe et Richard [Brunel, son librettiste et metteur en scène] avaient déjà discuté de la fin. »
C’est donc quelques minutes seulement, mais cruciales, d’On purge bébé ! que Benoît Mernier a dû rédiger, sans faire acte de pastiche, ni imposer son style compositionnel propre. De sorte que, pour associer ce cas à celui de deux autres opéras célèbres laissés inachevés par leurs auteurs, son travail s’apparente davantage à celui de Friedrich Cerha, terminant Lulu, en 1979, qu’à celui de Luciano Berio, achevant Turandot. Rejetant la version communément admise de Franco Alfano, Berio avait procédé, en 2001, à une greffe musicale rejetée par l’organisme puccinien.
Rire avec Feydeau
Le travail sur On purge bébé ! aura été apparemment plaisant, au point que Philippe Boesmans dira, dans l’un des entretiens filmés qu’il avait accordés à la Monnaie, tournés quelques semaines avant sa disparition : « Je ris avec la pièce, parfois je ris tout seul quand je compose… » (3) Au cours d’une vidéoconférence, dans la matinée du 27 octobre 2022, Richard Brunel et Peter de Caluwe, le directeur de la Monnaie, se sont souvenus tous deux du rire si caractéristique de Philippe Boesmans, léger, à la fois moqueur et bienveillant. Un rire qui fait penser aux derniers mots du Falstaff de Verdi : « Et le plus fin c’est l’homme/Qui rit jusqu’à la fin. »
« En travaillant à cette mise en scène, nous a confié Richard Brunel, et lors des toutes premières répétitions, je me suis souvenu de ce rire qui, d’ailleurs, n’était pas un esclaffement, car il était à la fois profond et ironique. C’est cela que j’aimerais restituer dans la mise en scène. » Fabrizio Cassol (né en 1964), saxophoniste et compositeur belge, auteur d’une remarquable version de chambre (2004) de l’opéra Reigen (La Ronde, 1993), proche de Philippe Boesmans et désigné par ce dernier comme son légataire universel, a confirmé, lors d’une conversation téléphonique, le 29 octobre : « Après la tristesse engendrée ces derniers mois par la disparition de Philippe, entendre les premières notes jouées de ce nouvel opéra rend immédiatement le sourire. »
On pourrait, d’ailleurs, poser comme postulat que ce rire si caractéristique, dont Philippe Boesmans ponctuait beaucoup de ses phrases, est illustré et incarné musicalement non seulement dans On purge bébé !, mais aussi dans une grande partie de son œuvre. À la fois ritournelle, leitmotiv, pirouette et pied de nez sonore, on le retrouve, par exemple, coloré de manière sarcastique, dans Yvonne, princesse de Bourgogne, d’après Witold Gombrowicz, commande de l’Opéra National de Paris, créée au Palais Garnier, en janvier 2009. Au lendemain de sa première audition, on avait relevé que Boesmans prenait même « le risque de singer les vignettes sonores « types » des musiques de cinéma muet, de dessins animés ou de séries télévisées, en accompagnant les passages grotesques de la pièce de Gombrowicz – qui n’en manque pas – de déflations chromatiques aux accents piteux. » (4) On retrouve ce procédé chromatique dans On purge bébé !, même si Boesmans n’en abuse pas.
C’est où les Zébrides ?
Le compositeur ne renonce pas non plus à ces citations – plus souvent des citations de styles que des citations littérales – dont il s’est si souvent ingénié à truffer ses partitions. Philippe Boesmans, qui connaît son Wagner sur le bout des doigts pour l’avoir idolâtré, à l’adolescence, se paie la tête du Graal parsifalien au moment où M. Follavoine, qui fabrique des pots de chambre en porcelaine dite « incassable », soulève pieusement l’objet dont il compte faire sa fortune personnelle, en le vendant à l’armée française.
Une autre citation identifiable par tous irrigue On purge bébé ! : l’Ouverture Les Hébrides (1829-1832), de Mendelssohn. Sa présence s’explique par le fait que, dès le début de la pièce, M. Follavoine, pour répondre à une question de son jeune fils Hervé (dit Toto et, surtout, Bébé), cherche le nom des îles écossaises à la lettre… « Z » du dictionnaire ! Boesmans cite la fameuse Ouverture plus ou moins clairement selon les cas, mais son incipit est intégré à la mécanique de la partition qui va d’un seul trait vers la catastrophe drolatique de sa conclusion.
« Ce motif de Mendelssohn, a expliqué Benoît Mernier, revient à la fin de la pièce – ça, ce n’est pas dans Feydeau –, parce que Philippe a eu l’idée que ce soit Bébé qui donne le mot de la fin, alors qu’il a mis toute sa famille dans un vrai désastre – son père est en train de partir, sa mère ne sait plus où elle est. Il dit simplement : « Papa, Maman, où c’est les îles Hébrides ?« . Et là, je reprends le thème de Mendelssohn. Et la pièce se termine là-dessus, le motif tourne en rond de plus en plus follement. »
Avant On purge bébé !
Les univers théâtraux auxquels s’est intéressé Philippe Boesmans sont variés. Il a écrit son premier opéra, La Passion de Gilles, avec l’écrivain belge d’expression française Pierre Mertens (né en 1939). Les quatre suivants ont été conçus avec le metteur en scène et écrivain (d’expression allemande) Luc Bondy (1948-2015) : Reigen, d’après la pièce (1897) d’Arthur Schnitzler, qui est son opéra le plus joué après Julie (2005), d’après Mademoiselle Julie (1888) d’August Strindberg, également dans cette langue. Wintermärchen (Le Conte d’hiver, 1999), d’après Shakespeare, est également en allemand, à l’exception d’un acte III chanté en anglais. Dix ans plus tard, les deux comparses passent au français, pour Yvonne, princesse de Bourgogne, écrite en polonais (1933-1935), puis publiée dans une version définitive en français (1968) qui fait du rôle-titre un personnage mutique.
Boesmans s’intéresse ensuite à l’univers du dramaturge français Joël Pommerat (né en 1963). « Au sortir d’un déjeuner au restaurant avec Philippe, se souvient Peter de Caluwe, il avait été acheter tout ce qu’il pouvait trouver de Pommerat au rayon théâtre de la librairie Tropismes, à Bruxelles. C’est comme cela qu’il a découvert Au monde (2004). Dès le lendemain matin, il m’appelait pour me dire qu’il voulait en faire la trame de son prochain opéra. » La tonalité très sombre et les ressorts dramatiques d’Au monde semblent convoquer le souvenir d’Owen Wingrave (1892), une nouvelle fantastique de Henry James que Benjamin Britten adaptera dans le cadre d’un opéra télévisé, en 1971, et celui du Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck.
Après cette adaptation lyrique, dont le livret est conçu par le dramaturge lui-même, Boesmans et Pommerat réitèrent l’expérience avec une autre pièce, Pinocchio (2008), l’opéra étant créé, en 2017, au Festival d’Aix-en-Provence, dirigé alors par Bernard Foccroulle. Ce dernier, proche ami de jeunesse de Boesmans, sera avec Gerard Mortier (1943-2014) et Peter de Caluwe, l’un des trois directeurs de la Monnaie à être restés indéfectiblement fidèles au compositeur (à l’Opéra National de Paris, dont il était alors le directeur, Mortier avait été, de surcroît, le commanditaire d’Yvonne). Pour cette réinvention du conte (1881-1882) de Carlo Collodi, Boesmans écrit une musique moins grave et sombre, et l’on pourrait considérer que Pinocchio forme, avec Yvonne, princesse de Bourgogne et On purge bébé !, une trilogie qui badine avec le désamour et la cruauté.
Coupures
Après Pinocchio, Philippe Boesmans se décide à mettre en musique On purge bébé !, un projet auquel il avait déjà songé avant la découverte de l’univers de Pommerat : ainsi qu’il nous l’avait confié lors d’un entretien pour Opéra Magazine, en 2014 (5), le compositeur avait même pensé à s’associer avec le directeur d’institutions, librettiste et traducteur canadien, installé en France, Matthew Jocelyn. Ce vaudeville l’attire, mais il se dit : « Ce n’est pas possible d’en faire un opéra. » Pour se raviser immédiatement : « Mais, justement, quand je me dis que ce n’est pas possible, cela veut dire que je vais le faire. » (6)
La rencontre avec le metteur en scène de théâtre et d’opéra Richard Brunel se produit à Aix-en-Provence, pendant les représentations de Pinocchio. Brunel connaît bien l’univers de Feydeau et l’entente est immédiate. « On s’en est parlé très librement, et, très vite, nous nous sommes entendus pour mener à bien une adaptation lyrique, nous a raconté Richard Brunel. En 2010, j’avais conçu, avec Pauline Sales, un spectacle-montage nommé J’ai la femme dans le sang, d’après une réplique du Dindon (1896), qui reprenait des extraits de diverses farces conjugales de Feydeau. » Selon Richard Brunel, « les pièces en trois actes de Feydeau, comme Un fil à la patte (1894), La Dame de chez Maxim (1899) et La Puce à l’oreille (1907) offrent une vision très critique du couple, de l’hypocrisie bourgeoise. Ce sont des machines folles : quand on appuie sur le bouton, ça ne peut plus s’arrêter… »
Le metteur en scène reconnaît qu’On purge bébé !, qui est pourtant en un acte et enchaîne ses onze scènes sans interruption, n’a pas ce rythme, cette mécanique. « Aussi, nous avons beaucoup coupé, précise Richard Brunel, notamment une large partie du dialogue de M. et Mme Follavoine, dont beaucoup des allusions ne parlent plus vraiment au public d’aujourd’hui et dont l’humour peut paraître parfois un peu lourd. Nous l’avons fait d’autant plus volontiers que l’élocution musicale du texte prend plus de temps. » La version opéra, en un acte de dix scènes, devrait durer quelque 70 minutes.
Le Falstaff de Boesmans ?
On purge bébé ! (dont nous avons pu consulter la partition) requiert un orchestre de vingt-sept musiciens et trois chanteurs principaux : un baryton (Bastien Follavoine), un ténor (Aristide Chouilloux) et une soprano (Julie Follavoine). Deux personnages secondaires apparaissent à la fin de l’ouvrage : Clémence Chouilloux (soprano) et Horace Truchet (baryton). À quoi s’ajoute le rôle parlé de l’enfant (Toto).
La caractéristique première de cette distribution est que la partie écrite pour Mme Follavoine est très souvent dans l’aigu, voire le suraigu, requérant une soprano à la tessiture élevée et capable de rendre intelligible le texte, alors que beaucoup de notes circulent entre le contre-ut et le contre-sol bémol (fa dièse). « Il fallait une soprano capable de sons stratosphériques qui dénotent le caractère très excité d’une femme bourgeoise, précise Peter de Caluwe. Les répétitions viennent de commencer, et la première chose qu’a faite Richard est de faire travailler les chanteurs sur le texte même. »
Richard Brunel ajoute, à propos de ce choix de tessiture : « En dépit de la couleur passablement hystérique du personnage, nous avons gommé une bonne partie de la misogynie de la pièce : n’oublions pas que Feydeau, quand il a écrit On purge bébé !, avait quitté le domicile conjugal, vivait à l’hôtel et réglait ses comptes avec sa propre épouse… » Le rôle et son incarnation vocale font immédiatement penser aux jacassements (feints, ceux-là), d’Aminta dans Die schweigsame Frau (La Femme silencieuse, 1935) de Richard Strauss, un rôle aux coloratures haut perchées, elles aussi. Mais Peter de Caluwe pense davantage à Verdi : « Après Pinocchio, Philippe disait toujours qu’il voulait faire son Falstaff, c’est-à-dire quelque chose de différent et d’enlevé, à la manière du dernier ouvrage lyrique de Verdi qui est un « opéra-bouffe ». »
La tentation du bilan
Mais cependant, alors qu’il travaillait avec Richard Brunel à l’élaboration d’On purge bébé !, le compositeur avait déjà en tête son opéra suivant : « Dans la même librairie qu’évoquait Peter de Caluwe, je me suis retrouvé avec Philippe et lui ai offert une pièce d’Ödön von Horvath, Casimir et Caroline (1932). J’avais visé juste en pensant qu’elle l’intéresserait. Il l’a rapidement lue et m’a rappelé : « On le fait ! ». » Selon Richard Brunel, lui plaisait, au-delà du texte en lui-même, « le fait qu’Ödön von Horvath y prescrit l’usage de musiques, dont des musiques pour la Fête de la bière, à Munich. L’idée de les composer enchantait Philippe ! Alors qu’on travaillait à On purge bébé !, on échangeait déjà à propos de Casimir et Caroline. »
Philippe Boesmans affectionnait particulièrement cette pratique du collage sonore, par l’entremise ce que nous avons nommé des « post-it sonores » (une formule qu’il aimait). Outre de multiples clins d’œil en forme de vraies-fausses citations, le musicien avait également convoqué un orchestre de jazz-fusion dans Wintermärchen, fait chanter My Way (la version anglophone, par Paul Anka, de Comme d’habitude, de Gilles Thibaut, Claude François et Jacques Revaux) à l’un des personnages d’Au monde et composé, pour Pinocchio, une chanson napolitaine (« à la O sole mio », indiquait-il), un rien schumannienne et très sentimentale, qu’il joue merveilleusement au piano dans le documentaire réalisé par Simon Van Rompay, en 2017, pour le compte de la Monnaie.
Même si On purge bébé ! n’est pas encore créé à l’heure où ces lignes sont écrites, il est tentant de faire le bilan artistique de l’œuvre lyrique de Philippe Boesmans et d’évaluer son avenir dans le répertoire opératique. « Même si l’univers de Feydeau est peu connu du public belge, reconnaît Peter de Caluwe, j’espère qu’On purge bébé ! intéressera les théâtres francophones dans le futur. En l’attente, pour moi, Reigen et Julie me semblent être les deux partitions qui resteront, ainsi que Wintermärchen, qui est magnifique. La Passion de Gilles n’a pas été reprise, et il est probable que les deux opéras sur des livrets de Joël Pommerat soient difficiles à imaginer dans une autre mise en scène. » Selon Fabrizio Cassol, « l’univers de Pommerat s’impose par sa force et sa cohérence ». Mais il reste persuadé que « l’œuvre de Boesmans, par sa théâtralité universelle, se prêtera à des regards et interprétations divers ».
RENAUD MACHART
(1) On excepte de la liste les deux orchestrations de L’incoronazione di Poppea, réalisées en 1989 et 2012.
(2) Propos recueillis par Katrine Simonart.
(3) https://www.youtube.com/watch?v=wkXqLpiwKgs&ab_channel=LaMonnaieDeMunt
(4) Le Monde du 26 janvier 2009.
(5) Opéra Magazine n° 93 p. 14 de mars 2014.
(6) https://www.youtube.com/watch?v=wkXqLpiwKgs&ab_channel=LaMonnaieDeMunt