Le 24 juillet, en version de concert, le Festival de Radio France et Montpellier ressuscite l’un des plus gros succès parisiens de l’année 1895. L’occasion de braquer les projecteurs sur la figure de Benjamin Godard, compositeur fauché par la tuberculose à l’âge de 45 ans, souvent sévèrement jugé par ses contemporains pour sa facilité mélodique, mais dont la musique mérite d’être (re)découverte. Monter La Vivandière, c’est aussi rendre hommage à sa créatrice, la légendaire Marie Delna. À l’Opéra Berlioz-Le Corum, cette lourde tâche reposera sur les épaules de Nora Gubisch, distribuée dans un rôle que Marilyn Horne rêva toute sa vie d’aborder sans jamais en trouver l’opportunité, devant se contenter de l’enregistrement du fameux « Viens avec nous, petit ! » dans un récital Erato.
Au soir du 1er avril 1895, place du Châtelet, ce n’est pas un poisson, mais un immense succès qui fait vibrer le vaisseau de l’Opéra-Comique, provisoirement installé au Théâtre-Lyrique [actuel Théâtre de la Ville] depuis l’incendie qui, en 1887, a détruit la Salle Favart. Le triomphe de cette Vivandière, dont le « Serment », le « Récit militaire », la « Prière » et l’« Hymne à la Patrie » ont été « redemandés d’acclamation », est la revanche posthume de Benjamin Godard (1849-1895), fauché trois mois plus tôt par la tuberculose et à qui la scène lyrique n’avait guère été favorable.
Une soirée très officielle : « Le président de la République occupait l’avant-scène de droite avec Mme Félix Faure et sa fille. M. Poincaré a passé toute la soirée dans la loge présidentielle », lit-on dans Le Matin du 2 avril. Événement qui inspire, le lendemain, à l’Ouvreuse de L’Écho de Paris : « Le président de la République rit de bon cœur et s’amuse comme un jeune homme, ce qui fait chuchoter à une jolie Anglaise : « Faure est vert ». »
IMMENSE SUCCÈS
Quel est le secret d’un enthousiasme que la critique, unanime, ne partage pas et qui se prolongera pendant 80 représentations, à Paris et en province ? Charles Darcours le résume dans Le Figaro : « Le livret de cette Vivandière n’est pas d’une transcendante invention, mais il est placé dans un cadre à la mode en ce moment. Vous aimez les soldats ? vous n’y verrez pas autre chose. […] Jamais l’Opéra-Comique n’avait vu une telle armée sur ses planches, et surtout si bien disciplinée. Cette mise en scène mouvementée et amusante a grandement contribué au succès de l’œuvre. » Dans Le Matin, Maurice Ordonneau souligne que « les décors sont extrêmement soignés », avant de glisser malicieusement : « Le premier acte représente la campagne aux environs de Nancy. Je ne prétends pas que l’on reconnaisse, au premier abord, que Nancy est à quelques kilomètres, mais on voit un manoir, une ferme et un village très pittoresque. »
Nancy est alors la grande ville-frontière de la France, amputée de l’Alsace-Lorraine depuis la défaite de Sedan. Les journaux, en ce printemps 1895, consacrent beaucoup de place aux relations franco-allemandes. Or l’action, située en 1794, s’attache moins à évoquer les événements révolutionnaires qu’à rappeler les hauts faits de l’Armée du Rhin… Ce qui lui vaudra, sous la plume d’Henry Bauër (L’Écho de Paris, 3 avril), la qualification de « patriotisme de café-concert », trop inspiré des clichés issus des dessins de Charlier et Raffet : « C’est une opérette militaire écrite dans un style suffisant, appuyée sur une orchestration habile et sonore, sans substance mais non sans éclat. »
Louis de Fourcaud, dans Le Gaulois du 2 avril, sera plus direct : « Au vrai, nous avons devant nous un mélodrame militaire tourné en opéra-comique. Une action rapide et simple, mais convenue ; des personnages de tradition depuis Marion jusqu’à Jeanne et depuis le Marquis jusqu’au grognard La Balafre ; pas mal de fadaises et quelques trivialités de circonstance ; enfin, brochant sur le tout, l’appel au chauvinisme. Bref, tout hormis une œuvre d’art. Aussi, quel triomphe ! »
UN OPÉRA POUR MARIE DELNA
Rideau ? Que non pas car, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le Festival de Radio France et Montpellier a de justes raisons d’offrir la Vivandière à Nora Gubisch, après sa vibrante Thérèse de Massenet, l’été passé. Il semble bien que le rôle ait été composé pour mettre en valeur les qualités assez voisines d’une de ses grandes aînées : Marie Delna (1875-1932).
Révélée à 17 ans dans la Didon de Berlioz, en 1892 à l’Opéra-Comique, la jeune mezzo-soprano devait y être la créatrice, l’année suivante, de Charlotte dans Werther et de Marcelline dans L’Attaque du moulin. À la veille de son 20e anniversaire, La Vivandière lui offrait l’occasion de rivaliser, dans le même registre dramatique, avec son aînée, Emma Calvé, créatrice, à l’Opéra-Comique, de l’adaptation française de Cavalleria rusticana et, bientôt, de La Navarraise.
C’est sur sa prestation que se concentrèrent les rares lignes positives des comptes rendus. Camille Le Senne loue « Mme Delna, si belle, si captivante, si bien en voix et en chair ; plastique opulente, organe robuste, l’accent et le geste dramatiques ; un art libre et souple, essentiellement personnel, sachant se plier sans effort apparent à la discipline du rythme et de la déclamation lyrique ». Henry Bauër remarque cependant que « la partie est écrite souvent dans un registre trop élevé pour son organe ; elle s’y meut avec effort et les intonations ne sont pas toujours d’une justesse irréprochable ». Les nombreuses alternatives dans la ligne vocale de la partition laissent le choix entre mezzo ou, mieux, falcon.
Moins dramatiques et plus centraux, les emplois des jeunes amoureux, Georges (ténor) et Jeanne (soprano), confiés à Edmond Clément et à Mlle Laisné, passent au second plan sans être ingrats pour autant. L’autre rôle mémorable est celui du sergent La Balafre (basse chantante), créé par Lucien Fugère, modèle du chanteur-acteur pour qui le « Récit militaire » semble avoir été spécialement écrit ou, peut-être, ajouté.