Le 12 février 1968, l’antépénultième opéra de Verdi, entré au Palais Garnier le 22 mars 1880, le quittait par la petite porte, au terme d’une série de quatre représentations que la présence de Leontyne Price en Aida, pour les deux premières, n’avait pas réussi à sauver du naufrage. Qui aurait pu imaginer que son absence allait durer quarante-cinq ans ? Le 10 octobre prochain, à l’Opéra Bastille, cet inexplicable oubli sera enfin réparé, dans une nouvelle mise en scène d’Olivier Py et sous la direction musicale de Philippe Jordan.
QUELQUES REPÈRES
Aida n’a plus été représentée à l’Opéra de Paris depuis 1968. Pourtant, elle y a connu des heures particulièrement glorieuses, après sa création in loco, le 22 mars 1880 : six cent soixante représentations en presque quatre-vingt-dix ans de présence, mais seulement deux nouvelles productions avant celle d’Olivier Py.
Avant 1880, la capitale avait eu l’occasion de découvrir l’ouvrage à deux reprises : au Théâtre-Italien, d’abord, en 1876, sous la direction musicale du compositeur et en italien, avec une distribution brillante, emmenée par la soprano Teresa Stolz, première Aida à la Scala de Milan, quatre ans plus tôt ; puis au Théâtre-Lyrique, en 1878, en français cette fois, pendant la brève période où ce dernier avait pris ses quartiers Salle Ventadour. Mais c’est la fastueuse production du Palais Garnier, avec de nouveau Verdi au pupitre et en langue française, qui allait assurer le succès définitif d’Aida dans l’Hexagone. Nommé à la tête de l’Opéra en 1879, Auguste Vaucorbeil souhaitait élargir le répertoire italien proposé sur la première scène lyrique nationale et affirmer ainsi son autorité. Les négociations avec l’auteur se firent à prix d’or, ce qu’une partie du milieu musical parisien, attaché à la défense des compositeurs français, ne manqua pas de reprocher au directeur.
Le triomphe remporté fit taire – très provisoirement – les récalcitrants. Vaucorbeil, il est vrai, n’avait pas lésiné : décors grandioses, inspirés de l’Égypte antique et signés par les meilleurs spécialistes de l’époque (chacun se chargeant d’un ou plusieurs tableaux) ; costumes dessinés par Eugène Lacoste, avec le concours du fameux égyptologue Gaston Maspero, qui supervisa la scène du triomphe, pour plus d’exactitude historique ; trompettes conçues spécialement par Adolphe Sax ; chorégraphie de Louis Mérante, éminent danseur et maître de ballet de la maison depuis 1875. Quant à la distribution, elle réunissait rien moins que Gabrielle Krauss (Aida), Rosine Bloch (Amneris), Henri Sellier (Radamès), Victor Maurel (Amonasro) – futur créateur de Iago (Otello) et Falstaff pour Verdi –, et Auguste Boudouresque (Ramfis).
Cette production, qui a vu défiler les plus illustres chanteurs, tantôt en français, tantôt en italien, s’est maintenue, tant bien que mal, au répertoire pendant cinquante-cinq ans ! Le 9 janvier 1939, après quatre années d’absence, Aida connaît enfin les honneurs d’une nouvelle présentation : mise en scène de Pierre Chéreau ; décors et costumes de Jean Souverbie ; chorégraphie d’Albert Aveline. Mais elle ne soulève pas un enthousiasme exacerbé, sauf pour la qualité de la distribution réunie par Jacques Rouché, directeur de l’Opéra depuis 1914, et placée sous la baguette de Louis Fourestier : Germaine Hoerner (Aida), Lucienne Anduran (Amneris), José Luccioni (Radamès), José Beckmans (Amonasro), Henri Médus (Ramfis) et André Pernet (le Roi).
C’est cette production, régulièrement replâtrée sans réussir à masquer les outrages des ans, que l’Opéra osa encore offrir à Leontyne Price, les 2 et 7 février 1968, pour ses débuts in loco – Felicia Weathers assurant les deux représentations suivantes, les 10 et 12. L’administration avait pourtant promis une nouvelle présentation, rendue d’autant plus nécessaire par le tout récent triomphe de la Turandot mise en scène par Margherita Wallmann, dans de magnifiques décors de Jacques Dupont. Il n’en fut malheureusement rien, et la soirée du 2 février 1968, avec Lyne Dourian en Amneris et Joao Gibin en Radamès, tourna au désastre : décors et costumes insupportablement poussiéreux, mise en scène indigente, chorégraphie frisant la caricature, trompettes ratant leur entrée… sans oublier la felouque grinçante portant Amneris ! Le comble du grotesque fut atteint pendant le tableau du triomphe, au point de susciter l’hilarité du public. Imperturbable et royale, Leontyne Price, venue heureusement avec ses propres costumes (!), n’en recueillit que plus d’applaudissements. Quelques améliorations et allégements furent apportés pour les trois représentations suivantes, sans corriger l’impression catastrophique laissée par la première.
Qui, au soir du 12 février 1968, aurait pu imaginer que le rideau de l’Opéra de Paris ne se lèverait plus sur Aida avant le 10 octobre 2013 ?