Grand Théâtre Massenet, 8 mai
Huit représentations à l’Opéra de Paris, la création du 7 février 1900 comprise, puis plus rien. Autant dire qu’on attendait avec curiosité la résurrection de Lancelot de Victorin Joncières (1839-1903), coproduction entre l’Opéra de Saint-Étienne et le Palazzetto Bru Zane-Centre de musique romantique française.
À l’origine du projet, Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto, a eu l’honnêteté, dans les colonnes d’Opéra Magazine, de ne pas crier à la redécouverte d’un chef-d’œuvre. Comme il l’expliquait à Michel Parouty : « Le problème, c’est que le public élitiste d’aujourd’hui a des attentes intellectuelles et oriente son écoute en partant de celles-ci, alors que des opéras comme Lancelot étaient destinés à un public bourgeois, qui cherchait avant tout à se divertir – ce qui, après tout, n’a rien de condamnable !» (voir O. M. n° 181 p. 9 d’avril 2022).
De fait, Lancelot se savoure à la manière d’un péplum de série B. Dépourvu de la moindre imagination littéraire, souvent redondant, le livret de Louis Gallet et Édouard Blau recycle les clichés de l’opéra romantique en vogue à la fin du XIXe siècle : affrontement des « rivales » (Guinèvre et Élaine) pour l’amour du preux chevalier (Lancelot), rappelant celui d’Aida et Amneris, mais également de Rachel et Eudoxie dans La Juive ; Markhoël/Melot montrant à Arthus/Marke, Lancelot/Tristan et Guinèvre/Isolde enlacés ; Guinèvre entrant au couvent, comme Leonora d’Il trovatore ou Thaïs…
Les personnages sont tellement stéréotypés que l’on peine à s’émouvoir de leurs joies comme de leurs souffrances, et la construction dramatique accuse de curieuses ellipses. Ainsi de ce bref Épilogue autour du cadavre d’Élaine – quelques minutes à peine –, qui réserve l’une des rares surprises de la représentation. Là où l’on s’attend à un minimum de développement, Lancelot s’écrie : « Élaine morte ! Que me reste-t-il donc ? » et Guinèvre lui répond : « Ce qui me reste… Dieu ! ». Frustrant mais efficace.
Encore plus prévisible que le livret, la musique emprunte, parfois de manière textuelle, le plus souvent sous la forme d’un « à la manière de », aux opéras à succès de l’époque : Faust et Roméo et Juliette, beaucoup ; Tannhäuser et, bien davantage, Lohengrin ; sans oublier Les Huguenots, Hamlet ou Hérodiade. Fondamentalement consonante, elle prend l’allure d’un long récitatif chanté (il n’y a pas d’air à proprement parler), où la mélodie est reine, l’orchestre doublant la ligne vocale.
Peut-on reprocher à Joncières d’ignorer les révolutions musicales en cours, au tournant des XIXe et XXe siècles ? En 1900, Gustave Charpentier a certes déjà créé Louise (cinq jours avant Lancelot !), Debussy a terminé Pelléas et Mélisande, et Le Roi Arthus de Chausson attend d’être représenté depuis six ans. Mais, d’après Alexandre Dratwicki, Lancelot a été écrit bien plus tôt – environ vingt ans –, par un compositeur que le musicologue rattache au courant de l’académisme, ceci expliquant sans doute cela.
Rejetant avec pertinence la ferblanterie faussement moyenâgeuse qui aurait ajouté une couche de ridicule sur l’ouvrage, Jean-Romain Vesperini privilégie un cadre assez atemporel (robes longues toutes simples pour les dames, fracs, chemises et bottes pour les messieurs). Les quatre tonalités dominantes sont celles des romans de chevalerie : noir, blanc, rouge et vert.
Le principal élément du décor est l’énorme Table ronde, ornée de caractères gothiques, avec une fleur blanche entourée de rouge, en son centre (la pureté du « Chevalier blanc », cernée par le stigmate de l’union sexuelle interdite). S’inclinant vers l’avant ou les côtés, parfois à un angle périlleux, elle peut également s’ouvrir, l’espace dégagé entre les parties inférieure et supérieure servant, par exemple, de chambre où Élaine soigne Lancelot, à l’acte II.
Cette table est placée entre trois murs, percés de hautes fenêtres et ornés de fresques/tapisseries évoquant la geste arthurienne, que des voilages viennent recouvrir pour les moments intimistes. La direction d’acteurs est soignée, les lumières sont évocatrices, et la chorégraphie du ballet avec chœur, au III, confiée à cinq danseuses, est pertinente.
La distribution fait honneur à l’Opéra de Saint-Étienne et à Jean-Louis Pichon, conseiller aux distributions vocales jusqu’à il y a peu. En très nets progrès, Thomas Bettinger impose, dans le rôle-titre, un timbre solaire, une émission franche, des accents tour à tour guerriers et séducteurs. Dans le panorama des ténors français de sa génération, il semble le mieux placé pour relever le défi de ces emplois excédant les moyens d’un Roméo ou d’un Des Grieux, sans pour autant exiger un Samson.
Créée par Marie Delna, mezzo-contralto de légende, Guinèvre trouve en Anaïk Morel une interprète d’un relief saisissant. Le velours de la voix, la facilité et la puissance de l’aigu, la rondeur du grave se déploient idéalement dans cette tessiture, augurant le meilleur pour Brangäne (Tristan und Isolde) et Ortrud (Lohengrin), prévues la saison prochaine, au Théâtre du Capitole de Toulouse et à l’Opéra National du Rhin.
En Élaine, Olivia Doray, qui ne nous avait pas totalement convaincu en Musetta (La Bohème) ou Frasquita (Carmen), est une excellente surprise. Régulièrement distribuée dans les héroïnes « piquantes », la soprano française se révèle bien plus à son aise dans les « pathétiques », non seulement par la couleur de son timbre, mais aussi par sa personnalité.
L’Arthus du baryton polonais Tomasz Kumiega, seul étranger de la distribution, est solide, à défaut de posséder le charisme attendu. Le ténor Camille Tresmontant, le baryton Philippe Estèphe et, malgré une usure perceptible, la basse Frédéric Caton sont à leur place.
À la tête d’un Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire en bonne forme (bravo aux cuivres, très sollicités par les nombreuses fanfares !) et d’un Chœur Lyrique bien préparé par Laurent Touche, Hervé Niquet se déchaîne. Son énergie inépuisable, tempérée par son sens des nuances, nous convaincrait presque que Joncières avait le talent des compositeurs qu’il imitait avec tant d’habileté.
Au bilan, ce Lancelot stéphanois, très bien chanté, dirigé et mis en images, remplit parfaitement sa mission de divertissement. Les mélomanes avertis, pour peu qu’ils soient friands de « grand opér a» français mâtiné d’influences wagnériennes, passent un bon moment, même s’ils ont l’impression d’avoir déjà tout entendu.
Quant aux néophytes, bercés par une musique constamment agréable et accessible, ils peuvent facilement se prendre au jeu, comme s’ils regardaient le flamboyant Knights of the Round Table (Les Chevaliers de la Table ronde, 1953) de Richard Thorpe, avec Robert Taylor, Ava Gardner et Mel Ferrer. Le tout pour une durée équivalente : deux heures et vingt minutes, entracte compris.
RICHARD MARTET