Elle fait partie d’une nouvelle génération spontanée de chanteurs qui revendiquent l’opéra comme un art du XXIe siècle. Mais pour une soprano d’aujourd’hui, le cocktail équilibré entre musique, style, proximité et authenticité ne s’obtient pas sans devoir surmonter nombre d’obstacles. Pour nous, elle a accepté de se prêter au jeu de la mode autant que de se livrer sans fard sur son métier.
Ne vous fiez pas aux apparences, Valentina Nafornița est une guerrière. Si le monde de l’opéra aligne le glamour des premières, les applaudissements du public, le faste des costumes, l’intellect des mises en scène et la beauté des voix, il n’en demeure pas moins le théâtre d’une sélection impitoyable nécessitant un travail de l’ombre acharné. La soprano moldave, qui a fait ses armes dans la troupe du Staatsoper de Vienne et se produit désormais aussi bien au Teatro del Maggio Musicale Fiorentino et à l’Opéra national de Paris qu’au Teatro alla Scala de Milan, cache un mental d’acier et une gestion de carrière millimétrée. Qu’est-ce qui l’a forgée dans son parcours ? Où puise-t-elle sa motivation ? Quels sont ses secrets pour performer ? Éléments de réponse à travers quelques thèmes indissociables d’un métier de battante…
La force du collectif
« La troupe du Staatsoper de Vienne a été une communauté, une famille, et m’a permis de me sentir plus forte. Nous pouvions nous remplacer mutuellement entre sopranos. Nous n’attendions pas juste que les autres tombent malades, nous voyions ça comme une manière de nous soutenir. En troupe, on apprend beaucoup de choses sur la discipline de travail, et beaucoup sur soi-même, grâce à un rythme constant. La grande opportunité de commencer ma carrière dans une troupe m’a aussi évité les sueurs froides d’un début solo. »
Les doutes
« La première fois que je suis montée sur scène, rien ne pouvait m’atteindre. Mais quand on commence à percer, on est vite critiqué. Ces mots blessants nous éloignent de notre équilibre, nous perturbent un peu, mais il faut faire avec ! C’est normal d’avoir peur, et il faut même parfois écouter les reproches. Il y aura toujours quelqu’un pour nous guider. Je ne me sens jamais seule sur scène, je suis prête, j’ai beaucoup travaillé en amont, mais comme tout le monde, j’ai des problèmes avec lesquels je dois me battre au quotidien. Je me connais, je sais ce que je dois améliorer. Il est important d’être conscient de sa valeur, et ce n’est pas une remarque de diva. »
L’amour de l’art
« L’ego peut parfois prendre le dessus et se montrer exigeant. Mais on est attiré par un objectif plus grand : rendre les gens heureux. L’accomplissement de soi, l’amour de l’art et l’œil du public reposent tous l’un sur l’autre. J’essaye toujours d’être la meilleure version de moi-même, mais je ne peux pas délivrer un “bon produit” si je ne lutte pas contre mes émotions négatives et si je n’ai pas d’échanges avec les spectateurs, un lien guidé par l’amour de l’art. Plutôt que de chasser les éléments perturbateurs de mon esprit, je m’en imprègne pour les utiliser sur scène. La souffrance rend la musique encore plus belle. On se façonne soi-même. Il faut changer de perspective, en acceptant ce qui arrive dans la vie au lieu de le combattre, pour le transformer en élément intrinsèque et ne plus y penser en arrivant sur scène. D’autres choses merveilleuses méritent qu’on y consacre du temps : être avec les gens qu’on aime, rire, rencontrer des personnes inspirantes, avoir de belles conversations, profiter de la vie. Je garde mes distances avec les ragots et les méchancetés. J’ai besoin d’être dans un « safe space mental ». »
Les concours internationaux
« Les prix servent à se faire entendre et connaître des acteurs de l’industrie musicale, mais ils ne valent rien si on ne fait pas ses preuves, si on ne grandit pas après avoir été la sensation d’un soir. Pour un jeune chanteur, se mesurer à d’autres est intéressant pour acquérir de l’expérience. On retrouve tout ce qu’on vivra ensuite à l’opéra : des opinions variées et le dépassement de soi sur scène. Les concours sont une deuxième école après le conservatoire. Ils aident aussi financièrement quand on les gagne car ils permettent de couvrir les gros investissements des voyages pour les auditions. »
Le travail
« Après des heures et des heures de travail, il m’arrive de ressentir encore l’effort demandé par la partition. Chaque fois que les lignes deviennent difficiles, la chose la plus formatrice est de persévérer en s’aidant de son corps. C’est quand les choses deviennent faciles, quand on croit tout savoir, qu’on peut échouer sans s’en rendre compte. Quand je travaille sur certains défauts, je suis sincèrement heureuse, parce que je sais qu’ils ne reviendront plus…. même si d’autres les remplaceront sûrement ! Comme dans la vie, les obstacles et les défis nous rendent plus forts. C’est un combat contre la routine ! »
Mozart
« Bien que les rôles mozartiens soient naturellement adaptés à ma voix, Susanna (Les Noces de Figaro) et Fiordiligi (Cosi fan tutte) sont diamétralement opposées. Fiordiligi a une tessiture très large, l’écriture est complexe, il faut mettre ses tripes sur la table en gardant un équilibre et en s’économisant. Avec Susanna, il ne faut pas se reposer sur ses lauriers. Elle est tout le temps sur scène et la voix doit rester fraîche jusqu’à “Deh vieni, non tardar”, après trois heures de spectacle. Mozart intègre toutes les capacités du chant dans l’écriture musicale et le texte, d’où son travail main dans la main avec ses librettistes. Ils ne mettent pas juste de la musique sur des mots, ils créent une ligne musicale à deux pour dire ce qu’ils ont sur le cœur. Tout est là, mais on ne le trouve pas instantanément. Parfois, c’est après la première représentation, parfois trois ans plus tard. Le travail ne s’arrête jamais. L’ouverture d’esprit et la volonté d’apprendre permettent de faire des choses remarquables. »
Dire non
« Quand on commence sa carrière, on a parfois peur d’exprimer son ressenti. On exécute donc ce qui est demandé, et on est ensuite catalogué comme quelqu’un qui peut tout faire. Puis, avec l’expérience, on se forge une opinion. C’est là que certains disent qu’on a moins de capacités qu’auparavant. Je ne peux pas faire plaisir à quelqu’un sans que cela me fasse plaisir à moi aussi. Si je ne me sens pas à l’aise avec un rôle, le spectacle et le public y perdront forcément. Donc désormais, je dis ce que j’ai à dire. Je n’accepte plus qu’on se comporte avec moi comme à mes débuts. C’est très important pour un artiste de faire surgir l’être humain, et pas seulement l’interprète. On ne peut pas émouvoir si on ne reste que dans la performance. »
Être une femme à l’opéra
« Aujourd’hui, la voix des femmes est beaucoup plus entendue dans la société. Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un qui m’ait fait me sentir en insécurité ou de moindre importance par le simple fait que j’étais une femme. Pourtant, des gens de “l’ancienne école” – voire même de ma génération – pensent encore que les ténors doivent être mieux payés que les sopranos. Tout le monde doit être traité comme il le mérite. Il y a encore un peu de travail pour que les choses changent, mais beaucoup de mes collègues m’inspirent énormément sur ce terrain : Julie Fuchs, Angel Blue, Ailyn Pérez et Aida Garifullina rendent par exemple l’opéra plus accessible, elles sont de vrais vecteurs de changement. »
Les costumes
« Si le costume est bien adapté à ma silhouette, je me sens plus en sécurité. Dans la production des Noces de Figaro par James Gray à l’Opéra de Lausanne puis à l’Opéra Royal de Versailles, ceux de Christian Lacroix étaient incroyables. J’avais beau avoir du mal à respirer avec les corsets, ils m’ont bien aidée à entrer dans le personnage. Les vêtements sont souvent ajustés pour que nous nous sentions au maximum de notre confiance. Il faut juste avoir le luxe de pouvoir les porter pendant les répétitions ! »
Les réseaux sociaux
« Sur les réseaux, on choisit ce qu’on publie, on peut aussi choisir qui on veut être. C’est pourquoi j‘essaye de parler de tout dans mes stories, de façon authentique : d’où je viens, mon village en Moldavie avec les poules et les cochons, la maison de ma mère, mes exercices de chant, tout le processus de travail, même quand ma voix craque, et même les jours moins productifs, pour que les gens comprennent que cela peut arriver à tous les chanteurs d’opéra. Nous ne sommes pas des extraterrestres ! J’aimerais parfois dire tout ce que j’ai sur le cœur, comme mes mauvaises expériences sur certaines productions, mais je me réfrène par manque de confiance en moi et parce que je crains un peu les réactions des directeurs de maisons d’opéra, comme celles des acteurs de la profession ou du public. Je pense cependant qu’à un moment de ma vie je pourrai vraiment m’écouter à 100% et tout partager. »
Les voyages
« On est souvent seul dans ce métier. Ce temps de solitude est même nécessaire pour rester concentré. Mes amis viennent fréquemment me rendre visite là où je suis, et j’essaie de passer du temps avec eux quand j’ai quelques jours de liberté. À l’approche de la première, j’ai absolument besoin de m’isoler sans personne autour de moi. On ne peut pas passer toute la journée avec sa famille et ses proches, puis chanter La traviata ! Il n’est pas indispensable d’avoir quelqu’un avec soi en permanence, mais c’est important de savoir qu’on a des gens sur qui compter. »
Propos recueillis par THIBAULT VICQ
Repères biographiques
Valentina Nafornița est une soprano née en 1987 à Cuhnești, un petit village de Moldavie. Après l’obtention d’un diplôme du collège de musique Ștefan Neaga de Chişinău, puis un diplôme d’opéra à l’Université Nationale de Musique de Bucarest, en Roumanie, elle gagne le premier prix et le prix du public du prestigieux concours BBC Cardiff Singer of the World en 2011. La même année, elle intègre la troupe du Staatsoper de Vienne, ce qui lui permet de se confronter à de nombreux rôles du répertoire (Gilda dans Rigoletto (Verdi), Oscar dans Un bal masqué (Verdi), Pamina dans La Flûte enchantée de Mozart, Adina dans L’Élixir d’amour (Donizetti), Norina dans Don Pasquale (Donizetti), Zerlina dans Don Giovanni (Mozart), Ilia dans Idomenée (Mozart), Clorinda dans La Cenerentola (Rossini)…). Élève de la soprano Nelly Miricioiu, elle a connu une ascension fulgurante ces dernières années. Son timbre capiteux aux inflexions slaves et son allure gracieuse séduisent les plus grandes maisons d’opéra telles que le Gran Teatre del Liceu de Barcelone, le Teatro dell’Opera de Rome, le Maggio Musicale Fiorentino de Florence, l’Opéra de Lausanne, le Staatsoper de Hambourg et le Staatsoper de Berlin ou encore le Festival de Salzbourg. Elle enregistre son premier album en 2019, intitulé Romance, autour de Mozart, Tchaïkovski, Dvořák et Eugen Doga. Cette saison, elle est apparue à Florence en Fiordiligi, dans Cosi fan tutte (Mozart), et en Juliette, dans Roméo et Juliette (Gounod), mais aussi à l’Opéra de Lausanne et à l’Opéra Royal de Versailles, où elle incarnait la Comtesse Almaviva dans Les Noces de Figaro (Mozart), dans la mise en scène de James Gray. Elle retournera au Maggio Musicale Fiorentino en mars prochain dans la peau de Micaëla dans Carmen (Bizet) avec Clémentine Margaine et Francesco Meli, et fera ses débuts en Rosalinde dans La Chauve-Souris (Johann Strauss II) fin décembre, au Teatro Carlo Felice de Gênes. On l’a vue pour la première fois en France en 2016 interprétant le rôle de Sophie dans Werther (Massenet) au Théâtre des Champs-Élysées, aux côtés de Joyce DiDonato et de Juan Diego Flórez, puis les années suivantes à l’Opéra national de Paris dans La Veuve Joyeuse (Lehár) et La Clémence de Titus (Mozart), L’Élixir d’amour (Donizetti) et Iolanta (Tchaïkovski). Elle sera de retour à Paris le 18 janvier 2023 à l’Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique pour un concert symphonique dirigé par Mikko Franck autour des sœurs Nadia et Lili Boulanger et du Requiem de Fauré.
À voir :
L’elisir d’amore de Gaetano Donizetti, avec Valentina Nafornița (Adina), Dovlet Nurgeldiyev (Nemorino), Giorgio Caoduro (Belcore), Andrian Sâmpetrean (Dulcamara), Aurélie Brémond (Giannetta), sous la direction de Nir Kabaretti, et dans une mise en scène d’Adriano Sinivia, à l’Opéra de Lausanne, du 2 au 9 octobre 2022.
Retrouvez cet article dans le numéro 2 de Lyrik