Otages, avant que Nina Bouraoui n’en tire, elle-même, un roman, était une pièce de théâtre. C’est à partir de ce matériau que le compositeur franco-argentin a conçu son nouvel opéra, mis en scène par Richard Brunel. Création, le 17 mars, au Théâtre de la Croix-Rousse, dans le cadre du Festival « Rebattre les cartes » de l’Opéra de Lyon et de la Biennale des Musiques Exploratoires.
Après La Nuit hallucinée, Aliados et Rayon N, Otages est votre quatrième rencontre avec l’opéra…
J’ai éprouvé, très jeune, une passion pour l’univers mystérieux et fascinant de l’opéra. Je pense, aujourd’hui, que l’art lyrique peut, sans doute de manière plus intense et profonde que le cinéma, raconter des histoires pour révéler le caractère intime de nos affects, cette part indicible des êtres que la situation théâtrale, alliée à la musique et à la voix, dévoile. L’écriture d’un opéra permet la convergence de toutes les écritures.
Comment le désir de composer Otages, dont le livret, que vous avez adapté de la pièce de Nina Bouraoui, fait surgir la figure émouvante de Sylvie Meyer, est-il né ?
La lecture de ce texte m’a bouleversé. Il dresse le portrait complexe d’une femme ordinaire, soumise à l’ordre social de la famille et du travail. Soudain, elle se révolte contre l’injustice et la violence d’une société impitoyable, qui fait de chacun l’otage de valeurs économiques et affectives, et cède, à son tour, à la violence. Cette ouvrière de 53 ans, mère de deux garçons, enfermée dans la solitude depuis que son mari l’a quittée, travaille dans une usine de caoutchouc. Elle est appréciée de son patron, de ses collègues, jusqu’au moment où son employeur lui demande de surveiller les autres ouvrières, en vue d’un plan de licenciement, dont elle serait responsable. Ce sale boulot lui donne le sentiment de les trahir et provoque un bouleversement intérieur. Son destin bascule, et cette femme banale, qui croit à la valeur du travail, qui a accepté contraintes et humiliations, imposées dans la sphère intime et économique, passe soudain à l’acte, en séquestrant son patron, une nuit entière. Elle devient une héroïne de notre temps, tout en commettant un acte condamnable. Ce geste va lui permettre de retrouver sa dignité, de se sentir, enfin, libre et vivante ! J’ai perçu, dans cette histoire pathétique, une matière qui se prête à l’expression lyrique, pour se déployer sur la scène de l’opéra, un espace qui met à vif les sentiments, les états d’esprit, les tourments.
Comment avez-vous transposé ce drame dans sa version lyrique ?
Flash-back, actions simultanées, effets de montage constituent le tissu dramaturgique de l’opéra. La partition vocale joue sur l’expressivité du contraste entre le parlé et le chanté, selon une tradition pratiquée à l’opéra. Si le récitatif porte la voix du réel, des actions concrètes qu’effectue Sylvie Meyer, et l’air, la voix de l’imaginaire, des affects et, en particulier, de ses visions cauchemardesques et de ses peurs, sa voix parlée introduit, elle aussi, des fragments de musicalité. J’ai, surtout, recherché la fluidité, en écho aux états psychologiques des personnages. L’homme incarne le patriarcat – autorité, pouvoir, menace. Le baryton assure, ainsi, tous les rôles masculins : l’Inspecteur instructeur, le Mari et Victor Andrieu, le patron, pour lesquels j’ai composé plusieurs types de vocalité, au service de la théâtralité.
Comment l’écriture orchestrale s’articule-t-elle avec votre travail sur la vocalité et l’univers dramaturgique d’Otages ?
La partition est parcourue de motifs vocaux et instrumentaux récurrents, de sons diffus qui soulignent des états psychologiques. Une musique plus nettement rythmée, harmonique, mélodique, accompagne les moments d’action, mais elle habite aussi l’espace sonore, pour installer l’univers froid de l’usine – sons de ventilation, souffles , bruissements, grincements. Un ensemble instrumental réduit de neuf musiciennes, celui d’un opéra de chambre, soutient les deux chanteurs et accompagne la progression dramaturgique. Les instrumentistes incarnent aussi les « abeilles », ces ouvrières que contrôle Sylvie Meyer, commentant ou participant à l’action, à la manière du chœur antique.
Existe-t-il un fil rouge reliant les sujets que vous retenez, et qui nourrissent votre imagination musicale ?
Le personnage de Wozzeck, le héros de l’opéra de Berg, est une source essentielle d’inspiration. Je suis particulièrement sensible au destin des êtres vivant dans des états limites, qui sont traversés par la grande histoire, sans en être les acteurs.
Propos recueillis par MARGUERITE HALADJIAN