Interview Philippe Lafeuille : « J’aimais l’idée de fair...
Interview

Philippe Lafeuille : « J’aimais l’idée de faire chanter Carmen par un homme » 

14/10/2022
© Julien Benhamou

De CAR/MEN, où il revisite l’opéra de Bizet avec un casting 100 % masculin, à Tutu, où il envoie valser l’idée que la danse serait un truc de filles et le classique une chasse gardée d’intellos, le chorégraphe chasse les stéréotypes à coup de ballet. 

Qu’est-ce qui vous a attiré dans Carmen ?

Au départ, c’est toujours la musique qui m’inspire. Et Carmen me permettait, par son rapport à l’Espagne, où j’ai vécu pendant dix ans, et où j’ai créé la compagnie Chicos Mambo en 1994, de raconter un peu cette étape de mon parcours. Puis, j’ai lu, au cours des recherches, que cet opéra était le plus joué au monde, alors que la première avait été un fiasco, et que Bizet était mort quelques mois après. Ce constat m’a intrigué : je me suis demandé pourquoi il était autant monté, et passait les époques. J’ai très vite décidé de ne pas coller à la nouvelle de Mérimée, ni au livret, mais de créer une allégorie autour du personnage et de tout ce qu’il représente, en m’appuyant sur cette « machine à tubes », dont les airs sont gravés dans la mémoire collective. Sa musique réveille, elle a du peps, elle vous fait taper des talons, et permet de mettre un petit coup de pied dans la fourmilière… Dernier point : j’avais l’intention de pousser un peu plus loin mon travail sur le masculin-féminin. Or, Carmen est une icône féminine ; elle incarne même l’ultra-féminité ! Pour moi, c’était un défi de travailler cette dimension-là avec huit danseurs… et un chanteur. Car j’aimais bien l’idée de faire chanter Carmen par un homme.   


Antonio Macipe et des danseurs de la compagnie Chicos Mambos dans CAR/MEN de Philippe Lafeuille © David Bonnet

Sur scène, un même artiste prête sa voix à Carmen et Don José. A-t-il été facile de trouver ce « mouton à cinq pattes » ? 

Je voulais un interprète d’apparence très masculine, qui porte une barbe et soit capable de chanter comme une femme. Ce que j’attendais de lui, ce n’était pas de livrer des prestations comme à l’Opéra Bastille ou à la Scala de Milan, mais de faire preuve d’une grande élasticité dans la voix et… dans la tête. Antonio Macipe est parfaitement juste, mais il vient de la comédie musicale. C’est un Sud-Américain, chaleureux, généreux. Lors du casting, il utilisait sa voix de tête pour la première fois, mais il y allait, il n’avait pas peur ! Faire tout ce que je lui demandais supposait une grande ouverture d’esprit, et cette qualité n’est pas toujours présente chez les interprètes. Avec moi, il faut être très libre, et ne pas avoir peur de se jeter dans l’arène. 

Une voix bien placée, c’est une carte de visite, une prise de pouvoir. Philippe Lafeuille

Visuellement, vous n’hésitez pas à jouer avec le folklore qui entoure le personnage…

Les espagnolades étaient à la mode quand Bizet a créé son œuvre et, de la carte postale à la gitane, je me suis servi de toute l’imagerie un peu kitsch que j’ai pu emmagasiner en Espagne, et que j’aime aussi beaucoup. Le volant, le flamenco, le fait d’haranguer la terre pour faire surgir le mouvement, je trouve cela magnifique. Pour préparer le spectacle, je suis retourné à la Feria de Séville voir toutes ces femmes qui revêtent leurs robes à pois. Je suis allé assister à une corrida pour la première fois. Que l’on soit pour ou contre, l’homme de lumière face à la bête, et cette arène de sable avec tous ces codes, où ça brille, où ça saigne, sont quelque chose d’incroyable. Au début de CAR/MEN, je voulais des pois rouges partout, j’appelle cela « la boutique de souvenirs ». Mais je souhaitais aussi de grands à-plats de couleur, et apporter de la modernité en utilisant la vidéo.

Vous m’avez confié « adorer les voix »Pourquoi ? 

Parce qu’elles peuvent atteindre l’âme. Je suis émerveillé par ce simple petit instrument au fond de la gorge, par la puissance dont il est capable et par sa fragilité, car il est très lié à l’intime. Quand je fais des ateliers en milieu scolaire ou associatif avec des enfants, des adolescents, je les sensibilise à son importance. Une voix bien placée, c’est une carte de visite, une prise de pouvoir. À une époque où je perdais la mienne, j’ai pris des cours de chant, qui ont changé ma façon de danser ; ils l’ont « aérée ». Les chanteurs respirent par le ventre ; nous, plus par la cage thoracique. J’ai aussi dansé dans des opéras, comme Les Troyens de Berlioz, au Théâtre du Châtelet en 2003, sous la direction de John Eliot Gardiner. Se trouver à proximité des interprètes lyriques, entendre leurs voix en live, est fascinant. Et je souhaite vraiment mettre en scène un opéra un jour. 


Tutu de Philippe Lafeuille © Michel Cavalca

De Tutu à CAR/MEN, quel est le fil conducteur de votre travail ? 

Je veux essayer de décoller les étiquettes. En France, on nous met toujours dans des cases. Moi, j’ai envie de dire que nous ne sommes pas limités à une seule chose, que nous sommes multiples, pas « que » féminin ou « que » masculin, mais très riches. J’en faisais déjà la démonstration dans Tutu. Et je pousse encore un peu plus le curseur avec CAR/MEN, grâce à un personnage qui est un symbole de liberté. Elle la porte, haut, fort, et en couleurs, quitte à en payer le prix de sa vie – même si j’ai vu que certains metteurs en scène choisissent, désormais, que ce soit elle qui tue Don José, et non l’inverse. Elle peut chanter aigu, grave. « Libre elle est née, libre elle mourra », et nous, nous avons le droit d’être ce que nous sommes. Je fais des spectacles destinés à toute la famille, et je n’aime pas la provocation. L’humour et la poésie sont, à mon sens, des moyens beaucoup « plus velours » de faire passer des idées. Mais, comme j’ai un public qui me suis, j’ai distillé dans mon CAR/MEN, deux ou trois messages sur l’acceptation de l’autre, de la différence. À un moment, alors que deux garçons s’embrassent, on entend un : « Prends garde à toi ! ». Parce qu’aujourd’hui encore, dans certains pays, ils peuvent être envoyés en prison pour un tel geste. 

Propos recueillis par STÉPHANIE GATIGNOL

À voir :

CAR/MEN de Philippe Lafeuille, d’après l’opéra de Georges Bizet, avec la compagnie Chicos Mambos. Toutes les dates de la tournée.

Tutu de Philippe Lafeuille, avec la compagnie Chicos Mambos, au Théâtre Libre, du 3 novembre au 11 décembre 2022, puis en tournée.

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