Fondateur et directeur artistique, avec la chorégraphe Jeannette Lajeunesse Zingg, de l’Opera Atelier de Toronto, Marshall Pynkoski a conquis Versailles grâce à ses productions de tragédies lyriques alliant à une approche historiquemenent informée de la gestuelle baroque, un sens du spectacle digne des musicals de Broadway. Il relève le défi, inédit, de mettre en scène à la Chapelle Royale David et Jonathas de Charpentier.
Comment ressentez-vous les musiques de Marc-Antoine Charpentier et de Jean-Baptiste Lully ?
J’admire immensément les deux compositeurs, mais j’ai toujours trouvé la musique de Charpentier plus profonde que celle de Lully. Ce fut un grand plaisir de passer une année entière immergé dans David et Jonathas. J’ai été élevé dans une famille profondément religieuse, et je suis familiarisé avec les destins des trois protagonistes – Saül, son fils Jonathas, et tous les événements extraordinaires qui ont propulsé le berger David au cœur de leurs existences. Rien, cependant, n’aurait pu me préparer à l’interprétation qu’en ont fait Charpentier et son librettiste le père François de Paule Bretonneau. Cela est peut-être dû aux ambitions souvent empêchées de Charpentier dans le domaine de l’opéra. Par conséquent, dès qu’il a eu l’occasion de travailler pour la scène – dans un contexte sacré ou profane –, il semble que toutes les vannes de l’inspiration se soient ouvertes devant lui. Médée et David et Jonathas continuent de toucher nos cordes sensibles avec une extraordinaire intensité.
Pourquoi avoir fait le choix de ce drame sacré ?
Ma partenaire, la chorégraphe Jeannette Lajeunesse Zingg, et moi-même avons été approchés par Laurent Brunner, le directeur de Château de Versailles Spectacles, qui nous a proposé d’incarner en images et en gestes David et Jonathas pour la Chapelle Royale. Il souhaitait présenter, pour la première fois, un opéra mis en scène dans cet espace extraordinaire. Dans ma vision, j’ai essayé de refléter la solennité, l’ordre et le rituel qui imprègnent à la fois l’œuvre et le lieu. Charpentier était un homme de théâtre accompli, qui savait que son travail consistait à édifier l’esprit tout en charmant les sens. Il réalise les deux avec maestria, en intégrant le chœur et les danseurs, non comme de simples divertissements mais comme des parties intégrantes de l’action. Dès le début de l’opéra, Saül en est le héros tragique. Au fur et à mesure que nous progressons vers la conclusion, son histoire devient une sorte de suicide au ralenti, semblable au parcours de Phèdre chez Racine.
Qu’est-ce qui vous attire dans cette œuvre ?
David et Jonathas est une histoire d’amour extraordinaire. C’est en fait un triangle passionnel. Il est constitué par les relations complexes qu’entretiennent les deux amis avec Saül, en qui l’amour filial est en conflit avec la jalousie. Cela donne à l’histoire un incroyable élan dramatique. Chez Charpentier, l’amour n’implique pas forcément une relation charnelle, cependant il y a une ambiguïté dans la relation des deux amis, qui fait de David et Jonathas un chef-d’œuvre de tension psychologique. Mais cela n’a rien à voir avec un amour romantique. Ce sont les obsessions et les agissements de Saül qui conduisent l’action. Et cela commence dès le Prologue, durant lequel ce roi mélancolique met en péril son âme en demandant à la Pythonisse de lui prédire l’avenir.
Comment abordez-vous cette œuvre conçue pour le théâtre sacré ?
L’utilisation du geste rhétorique dans la scénographie baroque est un domaine que j’explore depuis des années. Mon travail a été influencé par la notation du geste et de la danse effectuée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. J’en ai commencé l’étude auprès de l’historien Dene Barnett à la Flinders University d’Adélaïde, en Australie-Méridionale. Il m’a mis entre les mains le traité de gestuelle de Gilbert Austin, Chironomia (1806), héritier du système rhétorique de l’Antiquité, que devait intégrer toute personne pratiquant l’art oratoire. L’ouvrage fut pour moi une grande source d’inspiration, tout comme les études de l’historienne de la danse baroque Wendy Hilton l’ont été pour ma compagne Jeannette Lajeunesse Zingg. La peinture, la sculpture, et même la porcelaine du XVIIe siècle nous dévoilent d’autres aspects de la gestuelle et des mises en scène de cette époque. Autant de références aussi précieuses aujourd’hui qu’elles l’étaient il y a trois cents ans. Nos huit danseurs se basent sur la notation de la danse des XVIIe et XVIIIe siècles établie par Pécour et Feuillet, mais réinterprétée au prisme du XXIe siècle. Nous considérons que chaque interprète doit agir comme un conteur, qui doit stimuler l’imaginaire du public.
Comment investit-on un lieu tel que la Chapelle Royale ? Qu’allez-vous nous y montrer ?
Nous collaborons avec le scénographe Antoine Fontaine, qui possède une expérience impressionnante du Château de Versailles, où il a collaboré à la recréation d’importants décors. Il s’est basé sur des dessins du XVIIe siècle établis pour des événements à la cour de Louis XIV. On verra dans la Chapelle un « artefact » architectural à part entière, une sorte de temple dans le temple. Jeannette et moi-même sommes de grands admirateurs du travail de Christian Lacroix pour la scène, depuis ses créations pour Phèdre de Racine, à la Comédie-Française en 1995. Nous lui avons demandé d’inventer les costumes, dont la palette et la coupe s’inspirent des peintures de Charles Le Brun. Mais nous n’avons pas cherché à obtenir une réplique exacte d’une production d’époque. Ainsi le Prologue, avec la Pythonisse et ses serviteurs démoniaques, a permis à l’imaginaire de Lacroix d’explorer le domaine du grotesque. Vous assisterez, je l’espère, à une vision cohérente de David et Jonathas, voulue par une équipe dont chaque intervenant a œuvré dans une même direction.
Propos recueillis par VINCENT BOREL
À voir :
David et Jonathas de Marc-Antoine Charpentier, avec l’Ensemble Marguerite Louise, David Witczak (Saül), Geoffroy Buffière (L’Ombre de Samuel), François-Olivier Jean (La Pythonisse), Reinoud Van Mechelen (David), Caroline Arnaud (Jonathas), Virgile Ancely (Achis), et Antonin Rondepierre (Joabel), sous la direction de Gaétan Jarry, dans une mise en scène de Marshall Pynkoski, à la Chapelle Royale du Château de Versailles, du 10 au 12 novembre 2022.