Dans sa série YouTube Gropéra, Marc Leroy-Calatayud raconte, « avec les moyens du bord », les intrigues des ouvrages lyriques les plus divers, d’Il barbiere di Siviglia de Rossini à Jakob Lenz de Wolfgang Rihm. Un regard malicieux porté sur son art, pour le rendre accessible à tous, qui s’ajoute à un talent de chef d’orchestre parmi les plus prometteurs de sa génération. La preuve à l’Opéra de Tours, où il s’apprête à diriger Ô mon bel inconnu, comédie musicale de Reynaldo Hahn, sur un livret de Sacha Guitry.
Que représente pour vous Ô mon bel inconnu ?
La musique de Reynaldo Hahn a des résonances de jazz et de cabaret, tout en se situant dans l’influence directe de Debussy et de Ravel, par ses mélodies éthérées et poétiques. C’est une sorte de Kurt Weill à la française. Grâce au génie de Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu me fait penser à L’heure espagnole. On voit déjà la mise en scène en écoutant la partition. Il s’agit d’une opérette au sens premier du terme, avec peu de protagonistes et de longues scènes parlées, ponctuées de quelques numéros chantés. La musique est très différente de celle de Ciboulette, même si l’on reconnaît immédiatement la signature de Reynaldo Hahn. Le compositeur possède, en effet, un langage harmonique riche en subtilités qui lui est propre. Il excelle aussi dans l’art de la miniature, et certains airs de caractère ont un aspect personnel et mélancolique. En écoutant l’air d’Antoinette « , on peut songer à une chanson de Jacques Brel ou de Barbara.
Pourquoi parle-t-on de l’une des premières comédies musicales ?
Le terme de théâtre musical me paraît plus approprié, mais les genres étaient plus flexibles à l’époque. Aujourd’hui, la comédie musicale est synonyme de grand spectacle, avec des chœurs et des numéros dansés. Ô mon bel inconnu s’impose par un plus petit format, et un côté confidentiel. Ce n’est pas non plus un opéra bouffe, car ce genre, que Jacques Offenbach a beaucoup exploré, s’appuie sur les moyens de la grande forme. L’ouvrage de Reynaldo Hahn rappelle parfois le répertoire de Maurice Yvain, même si Là-Haut, qui a été créé dix ans auparavant, est certainement plus direct, moins élaboré. Mais dans les deux cas, l’influence du jazz et l’esprit caractéristique de l’entre-deux-guerres surgissent immédiatement.
En quoi la langue de Sacha Guitry est-elle musicale ?
Il s’agit de la seconde collaboration du dramaturge avec Reynaldo Hahn, huit ans après Mozart, qui a été créé en 1925. Le livret n’est pas musical en soi, mais le compositeur s’adapte au langage de Sacha Guitry, tout en apportant son regard. Le texte se révèle une véritable célébration de la langue, avec tout un jeu de polysémies et de fausses rimes. Le personnage de Claude invente ainsi un badinage pour séduire Marie-Anne, en partant des initiales qui forment les mots « je t’aime ». Pour le duo qui suit, Guitry imagine des phrases assez comiques, à partir des sonorités des lettres de l’alphabet, mais dans une visée avant tout théâtrale.
Que souhaitez-vous mettre particulièrement en valeur dans la partition ?
Elle est écrite pour une vingtaine de musiciens, avec un piano, un saxophone pour les couleurs jazzy, cinq vents, quelques cordes et des percussions. Cet effectif réduit amène des sonorités uniques, dans l’alternance de moments symphoniques et de passages plus intimistes, qu’il est important de préserver. Les exigences vocales de cet ouvrage sont doubles. Les chanteurs doivent tout d’abord être de très bons acteurs, et d’excellents diseurs, la part du texte se révélant aussi importante que celle de la musique. Il n’est pas évident de parler en projetant sa voix, tout en gardant un timbre naturel, puis de se mettre à chanter. L’orchestration est cependant très bien faite. Le second impératif est de faire entendre l’importance de chaque mot, comme dans la mélodie française. Je suis très touché par la légèreté et l’esprit pétillant de cet ouvrage. On y découvre, à chaque fois, de nouvelles choses, comme une harmonie supplémentaire, ou une couleur spécifique.
De quelle manière travaillez-vous avec l’actrice de théâtre et de cinéma Émeline Bayart, qui signe la mise en scène ?
Ô mon bel inconnu repose sur des rythmes et des mécanismes rappelant le théâtre de Feydeau. Émeline apporte, par son vécu de comédienne, une précision inhabituelle à l’opéra, en guidant les interprètes dans leur engagement corporel, les nuances de la voix parlée et les jeux de regards. Cet ouvrage est avant tout une pièce de théâtre. L’intrigue se déroule dans un huis clos, chez une famille malheureuse, où chacun cherche une échappatoire. C’est donc un sujet sérieux auquel on doit pouvoir croire. Un tel mélange entre le drame et l’humour est le propre de beaucoup de comédies. La Périchole d’Offenbach, sur laquelle je viens de travailler au Théâtre des Champs-Élysées, comme assistant de Marc Minkowski, est aussi une pièce comique sur un sujet grave, à partir d’une critique sociale et politique. Dès les premières répétitions, on se rend très vite compte de l’ambiance dans laquelle on va passer un mois à travailler. L’équipe réunie pour Ô mon bel inconnu est formidable, avec des chanteurs qui s’investissent, et sont heureux de faire ce métier.
Propos recueillis par CHRISTOPHE GERVOT
À voir :
Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn, avec Marc Labonnette (Prosper Aubertin), Jean-François Novelli (M. Victor, Jean-Paul Lévy), Carl Ghazarossian (Hilarion Lallumette), Victor Sicard (Claude Aviland), Clémence Tilquin (Antoinette Aubertin), Émeline Bayart (Félicie) et Sheva Tehoval (Marie-Anne), sous la direction de Marc Leroy-Calatayud, et dans une mise en scène d’Émeline Bayart, à l’Opéra de Tours, du 16 au 20 décembre 2022.
Cette coproduction avec le Palazzetto Bru Zane sera reprise, sous la direction de Samuel Jean, au Théâtre de l’Athénée, du 7 au 16 avril 2023.