Par les vertus d’une carrière à l’ancienne, loin des clichés médiatiques façon « diva des townships », Golda Schultz a creusé son sillon, jusqu’à un premier disque comme un manifeste, donnant exclusivement la voix à des compositrices. Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, la soprano sud-africaine est Micaëla, dans Carmen de Bizet. Rencontre.
Quel est le pire imprévu auquel vous ayez dû faire face sur scène ?
J’ai très envie de partager avec vous une anecdote qui me tient particulièrement à cœur. J’avais une vingtaine d’années, et faisais encore partie de l’Opéra Studio du Cap. Nous donnions un concert de bienfaisance pour lever des fonds. La soirée se déroulait sur une très petite scène en plein air avec, à l’arrière, une vue sur toute la ville et le beau paysage qui l’entoure. Nous chantions le « Libiamo » de La traviata de Verdi, avec du vrai champagne. À un moment, j’ai trébuché et glissé hors de la scène, me retrouvant à terre, avec mon verre à la main. Le public a retenu son souffle, mais mon embarras n’a duré qu’une dizaine de secondes, et je me suis rapidement rattrapée en lançant : « Le champagne est sauvé ! » Puis j’ai continué comme si de rien n’était, et comme si l’accident faisait partie du spectacle. Je dois une fière chandelle à cette coupe de champagne !
De quel rôle de votre répertoire vous sentez-vous le plus proche ?
Le rôle avec lequel je ressens le plus d’affinités est celui de la Comtesse, dans Le nozze di Figaro de Mozart. C’est, à ce jour, le plus long que j’ai dû mémoriser. J’ai commencé à l’étudier au conservatoire, en Afrique du Sud, et il a grandi avec moi : c’est le rôle d’une femme qui a gagné en maturité. Je me sens très proche d’elle de ce point de vue. Il n’y a évidemment pas de symétrie parfaite entre nous, mais j’ai l’impression d’appréhender les choses de la vie d’une façon similaire à la sienne, y compris les moments difficiles. Quand tout semble aller mal, elle trouve la capacité de percevoir cette lumière qui brille dans l’obscurité, et même la force de mettre tout cela à distance, et d’en plaisanter. Comme elle, je cherche toujours l’émulation, dans ma carrière et dans ma vie privée. C’est le personnage qui m’a le plus appris sur ce plan. Elle reflète une part de ma personnalité – ce double aspect de facétie et de sérieux.
Vous considérez-vous plutôt comme une coureuse de fond ou une sprinteuse ?
Il m’est arrivé de chanter le tout petit rôle de la modiste dans Der Rosenkavalier de Strauss. La distance est très courte, et il faut foncer jusqu’à la ligne d’arrivée en essayant de se faire remarquer. En revanche, quand le rôle dure toute une soirée, vous devez vous transformer en coureur de fond. Bien sûr, j’aime l’idée d’interpréter un personnage qui mette en valeur mes capacités d’endurance, mais même dans ce cas, je dois toujours me réserver la possibilité d’accélérer. On a besoin de ménager son énergie pour mieux la faire jaillir au moment opportun. Dans une production, on est entouré de sprinteurs aussi bien que de coureurs de marathon. Certains restent dans le peloton, parce que cela leur permet de garder le rythme, mais le compositeur a toujours prévu une occasion de sortir du lot et de courir en tête.
De quel compositeur auriez-vous aimé être l’amie, la muse, l’interprète fétiche ?
J’aurais souhaité, sans hésitation, être la confidente de Strauss ou de Mozart, pour pouvoir leur demander : « Pourquoi avez-vous pensé à cela ? Pourquoi avez-vous écrit ce passage de cette façon ? » Pour des raisons différentes, ce sont deux personnes fascinantes. La musique de Mozart est comme un commentaire vivant sur la société de son temps. Il s’inscrivait dans son époque – tout comme Strauss, attaché à sa femme et aimant la vie. Je voudrais savoir comment ces deux-là fonctionnaient à l’intérieur. Il faut apprécier la distance avec les mots, avec les notes, comme s’ils demandaient : « Qu’attendez-vous de moi ? Que voulez-vous que je fasse ? » On a souvent l’impression, à travers les indications sur une partition, de connaître et de comprendre parfaitement le compositeur. Et puis, en lisant des choses à son sujet, en approfondissant sa musique, on se demande comment un tel homme a pu écrire une œuvre pareille !
Quel projet regrettez-vous de ne pas avoir pu accepter ?
Éprouver des regrets est un sentiment inutile. J’ai toujours été pleinement engagée dans mes décisions. Même quand il m’est arrivé de passer à côté d’opportunités ou de refuser des rôles, je suis parvenue à libérer un espace à combler. Au début de ma carrière, j’avais accepté de chanter Ein deutsches Requiem de Brahms dans une petite église en Allemagne, plutôt que la Symphonie n°9 de Beethoven au Japon. Mon agent était devenu fou ! Je lui ai dit qu’il y aurait d’autres occasions – ce qui est arrivé rapidement, sous la direction de Gustavo Dudamel. L’expérience n’en fut que meilleure ; et celle que j’avais acquise avec ce Requiem allemand reste unique. Il faut être résilient, et accepter des rôles qui sont des marchepieds vers quelque chose de meilleur. Je ne crois pas aux regrets, tout est tellement éphémère. Il faut juste se concentrer, et profiter du moment présent.
Propos recueillis par DAVID VERDIER
À voir :
Carmen de Georges Bizet, avec Gaëlle Arquez (Carmen), Golda Schultz (Micaëla), Andrea Cueva Molnar (Frasquita), Adèle Charvet (Mercédès), Michael Spyres / Joseph Calleja (Don José), Lucas Meachem (Escamillo), Alejandro Balinas Vieites (Zuniga), Tomasz Kumiega (Moralès), Marc Labonnette (Le Dancaïre) et Loïc Félix (Le Remendado), sous la direction de Fabien Gabel, et dans une mise en scène de Calixto Bieito, à l’Opéra National de Paris, du 15 au 27 novembre 2022 (et jusqu’au 3 décembre, puis du du 28 janvier au 25 février avec d’autres distributions).
À écouter :
This Be Her Verse, lieder, songs et mélodies de Clara Schumann, Emilie Mayer, Rebecca Clarke, Nadia Boulanger et Kathleen Tagg, avec Golda Schutz (soprano) et Jonathan Ware (piano), CD Alpha 799.