Vaillance, aigu facile et présence attachante : dans Tosca comme dans Aida, à l’Opéra Orchestre National Montpellier Occitanie, Amadi Lagha emportait tous les suffrages. À l’occasion de ses débuts à l’Opéra de Marseille, dans Carmen de Bizet, le ténor franco-tunisien se confie, en toute franchise, sur les exigences de son art et les défis de son métier.
Vous êtes-vous découvert un talent caché pendant une production d’opéra ?
Un talent caché, je ne sais pas. Mais il est sûr que les metteurs en scène ont des exigences de plus en plus grandes, sans toujours beaucoup d’égard pour l’acte même de chanter. Ainsi, sur une production de Luisa Miller de Verdi, l’un d’entre eux voulait que je fasse mon entrée en courant avec un bond d’un mètre cinquante, pour atterrir sur la table, et me mettre aussitôt à chanter ! J’ai commencé par dire que c’était impossible, mais il a insisté, tenant beaucoup à cette image censée planter la jeunesse et la fougue du héros : « Tu essaies, et si ce n’est vraiment pas possible, on renonce. » Je me suis exécuté tant bien que mal, et j’ai répondu que c’était très difficile, mais peut-être faisable. On m’a confié à un coach qui, pendant une semaine, m’a fait travailler cette entrée une demi-heure tous les jours, jusqu’à ce que j’y arrive… au prix de douleurs aux genoux, et d’un grand stress : le saut restait risqué, je pouvais me blesser, ou perdre mon souffle et manquer mon départ. Je devais vraiment caler ma prise d’élan et ma course sur l’orchestre ! J’ai fait comme il voulait à la générale et à la première, mais pour les représentations suivantes, un petit tremplin m’a heureusement un peu facilité les choses…
Vous considérez-vous plutôt comme un coureur de fond ou un sprinter ?
Clairement, plutôt un coureur de fond, car une représentation d’opéra s’apparente à un vrai marathon pour l’endurance demandée aux chanteurs. Cela dit, certains rôles requièrent aussi, soudain, des qualités de sprinter, comme dans les cabalettes : quand pour Manrico (Il trovatore) se profile le fameux contre-ut de « Di quella pira », on a de sacrées montées d’adrénaline ! Chanter est déjà un acte très physique en soi, auquel certains metteurs en scène se plaisent à ajouter de vraies performances sportives – le fameux bond sur la table de Luisa Miller en est un exemple ! Car la mode est, de plus en plus, aux productions influencés par le cinéma, et qui « bougent » beaucoup. Si l’on essaie de faire comprendre que, pour tel passage vocalement exposé, il faut ménager le chanteur, on se voit répondre qu’au contraire, cela l’aidera à mieux trouver l’expression juste. Je n’en crois rien : ce que l’on rajoute en spectaculaire, on le retire à la justesse de l’expression musicale et à la précision du geste vocal. Je ne prône pas pour autant un jeu statique. Mais je me considère comme un chanteur-acteur, et non le contraire. Maintenant, on veut tout donner à voir, alors que beaucoup est déjà exprimé, et donc montré, dans la musique.
De quel grand chanteur du passé auriez-vous aimé être l’élève ?
Aucun ne représente à lui seul mon idéal de ténor : il faudrait imaginer un chanteur « théorique » rassemblant le timbre de Franco Corelli, le squillo de Mario Del Monaco, et l’art de Luciano Pavarotti. Et pour faire bonne mesure, on pourrait y ajouter, en remontant plus loin, un zeste de Beniamino Gigli, de Giacomo Lauri-Volpi et d’Enrico Caruso ! Au reste, la perfection n’existe pas, et tous ces grands ont d’immenses qualités, mais aussi de petites imperfections qui font partie de leur personnalité. La technique semble avoir évolué, mais ce sont surtout l’écoute et les attentes qui se sont modifiées : des chanteurs actuels font carrière avec des vocalités que je qualifierais de « bizarres », trop nasales ou trop engorgées… Certains disent que c’est leur timbre, mais ce n’est pas vrai, c’est une question de technique ! Regardez Pavarotti dont l’émission n’est ni dans le nez ni dans la gorge, mais toujours franche et claire. Sans parler de la qualité de sa diction et de son legato. À notre époque, avec la mondialisation, on devrait avoir trente Pavarotti, mais je n’en vois pas un seul. Plus que de prendre des cours avec ces interprètes de légende, j’aurais surtout aimé les côtoyer pour les entendre chanter de près, pouvoir discuter de technique, partager avec eux quelque cabrioles vocales… et aussi un verre !
Lequel de vos personnages détesteriez-vous dans la vraie vie ?
Il faut tâcher de défendre même les personnages dont le comportement nous semble détestable, en essayant de les comprendre de l’intérieur. Je pense, par exemple, à Don José, que j’ai souvent chanté. Certains aspects, chez lui, me séduisent, alors que d’autres me rebutent profondément. J’aime sa jeunesse, sa passion, mais le revers de ce caractère passionnel, est sa jalousie maladive, qui le conduira à commettre l’irréparable. Peut-être une telle violence couve-t-elle en chacun de nous, mais il est important de la garder sous contrôle. On peut, bien sûr, lui trouver toutes les raisons possibles, invoquer un caractère faible, du fait de sa relation à une mère qui l’infantilise, et aussi les provocations de Carmen. Le problème de Don José est qu’il se laisse déborder. Et ce geste fatal reste inexcusable. Il est vraiment à l’opposé de moi, qui essaie toujours d’être dans le respect de l’autre et le partage. Au reste, je me rends compte que je n’aime pas les personnages qui tuent : je préfère de beaucoup ceux qui meurent à la fin. Cela me semble plus porteur, et cela donne souvent de la musique magnifique : regardez Riccardo dans Un ballo in maschera de Verdi, ou Mario Cavaradossi dans Tosca de Puccini !
Comment conciliez-vous vies professionnelle et familiale ?
C’est évidemment très difficile. Ne pas pouvoir être aussi présent que je le voudrais pour ma fille, qui a aujourd’hui douze ans, est très frustrant. Bien sûr, on s’appelle tout le temps, je la vois dès que je peux, je la fais même parfois venir quand c’est possible. Mais ce n’est pas assez. Je comprends Roberto Alagna, qui voyage maintenant avec toute sa famille. Ma carrière est loin d’avoir le même développement que la sienne, mais à mon échelle, je vois bien à quel point ce métier est problématique pour un père. Car, en plus d’être tout le temps absent, un chanteur d’opéra se doit – comme tous ceux qui se produisent sur scène – d’être dédié à 100 % à son art, en donnant tout : sa voix, son corps, son esprit, son cœur. La plupart des gens, une fois sortis du boulot, peuvent être tout à leur vie personnelle. Pas nous ! Comme je le dis avec humour – car j’en ai pris mon parti -, je suis un très bon père… intermittent. Mais quand je ne chante pas, ma fille est ma priorité absolue.
Propos recueillis par THIERRY GUYENNE
À voir :
Carmen de Georges Bizet, avec Héloïse Mas (Carmen), Alexandra Marcellier (Micaëla), Charlotte Despaux (Frasquita), Marie Kalinine (Mercédès), Amadi Lagha (Don José), Jean-François Lapointe (Escamillo), Gilen Goicoechea (Zuniga), Jean-Gabriel Saint Martin (Moralès), Olivier Grand (Le Dancaïre) et Marc Larcher (Le Remendado), sous la direction de Victorien Vanoosten et Clelia Cafiero (le 26), et dans une mise en scène de Jean-Louis Grinda, à l’Opéra de Marseille, du 16 au 26 février 2023.