Être ténor sans avoir un physique de jeune premier ? Allan Clayton assume, et en fait même un avantage, pour prendre à bras-le-corps des rôles de antihéros plus grands que nature. Il réitère son saisissant Peter Grimes, dans la production d’ores et déjà de référence signée Deborah Warner, qui marque le retour du chef-d’œuvre de Britten sur la scène de l’Opéra de Paris, après dix-neuf ans d’absence.
Quel est votre meilleur remède contre le trac ?
Je me retrouve dans les deux choses que dit le capitaine de l’équipe de cricket anglaise sur la performance et la gestion du stress : si on ne se fait pas plaisir, à quoi bon faire ce métier ; et même les jours sans, ce sont seulement deux ou trois heures à passer. Ce n’est que du chant – des « songs in a room », d’après mon ami ténor Andrew Staples –, il ne faut jamais l’oublier. Plus on interprète un rôle, moins on est stressé, parce qu’on sait qu’on peut le faire, même avec un rhume. En revanche, si on cherche à répliquer ce qu’on a déjà fait, y compris quelques jours plus tôt, cela ne fonctionnera pas. Il faut être dans le moment. Si on bute sur une note, on doit l’oublier et essayer autre chose. De même, quand le jeu, le chant, la communication, ou la respiration est plus favorable, on doit renouveler ses repères. Chaque représentation définit un nouveau contexte. Les reprises de productions changent aussi légèrement en fonction des lieux et des idées. Et je suis moi-même toujours un homme différent.
De quel rôle de votre répertoire vous sentez-vous le plus proche ?
Hamlet – dans l’opéra éponyme de Brett Dean, que j’ai créé au Festival de Glyndebourne, et repris récemment au Metropolitan Opera de New York –, c’est nous tous. Il s’interroge sur la vie, l’amour, la perte, et tout ce qui nous touche au quotidien. Malgré les ingrédients opératiques de l’œuvre – duel, poison, suicide… –, le protagoniste ne l’est paradoxalement pas tellement. C’est pour moi une vraie personne, et j’aime justement être compatissant envers les rôles que j’incarne. Plus je vieillis et grossis, moins ils sont attirants : je joue des vieux loups solitaires. Je m’identifie donc parfois complètement à Peter Grimes, bien que je ne sois pas pêcheur moi-même. La cour d’Hamlet et le village de Grimes ne croient et voient que ce qui les arrange : pour eux, ces deux hommes sont des fous. Se sentir éloigné de la société, avoir le sentiment de rater quelque chose, être la dernière personne choisie au football à l’école, ce sont des peurs que nous avons tous ressenties à différents niveaux. Et à l’opéra, tout est magnifié.
Quel est votre plus grand réconfort après une représentation physiquement et émotionnellement exigeante ?
Une pinte de blonde avec les collègues de la production ! Il m’est difficile de socialiser avec d’autres personnes après trois heures de représentation devant un public. La présence des autres chanteurs est réconfortante, car ils savent quand on a fait des erreurs, et il n’y a donc pas besoin de s’expliquer ou de faire semblant. Les solistes forment une équipe, comme un orchestre, un chœur, ou des sportifs. Et aucun d’entre nous ne va se coucher en quittant le théâtre. Si je rentre chez moi, je regarde Netflix ou j’écoute d’autres musiques pour me « sortir » de l’opéra. La veille d’une représentation, je ne pense qu’à ce que je vais faire sur scène, à ce qui pourrait mal se passer, et à comment je pourrais arranger cela. Le jour J, je peux refaire seul tout le spectacle dans ma chambre d’hôtel. Cela irait sans doute si je ne le faisais pas, mais c’est important pour moi de savoir que je l’ai fait. Donc, une fois le rideau tombé, la dernière chose dont j’ai envie est de continuer à y penser. J’ai besoin de tout « nettoyer », c’est mon moment détox.
De quel roman, pièce de théâtre ou film aimeriez-vous qu’un compositeur de votre choix fasse un opéra ?
Albert Herring de Britten est une adaptation de la première partie du Rosier de madame Husson de Maupassant. Cet opéra de chambre ne montre pas comment le protagoniste sombre dans l’alcool et la misanthropie. C’est donc cette suite que j’aimerais voir, avec ce vieil homme amer, mourant seul dans les rues, rempli de fromage et de vin. Mais il faudrait vraiment que ce soit une comédie, car il y a trop de choses « sérieuses » à l’opéra. Le film The Master de Paul Thomas Anderson ferait aussi un opéra fantastique, dans la confrontation psychologique entre un gourou charismatique et un jeune vétéran de guerre violent. On a tellement d’histoires « opératiques » qu’une telle œuvre autour d’un parcours personnel de personnages, sans grandiloquence, serait la bienvenue. Si l’art lyrique survit, il devra raconter de nouvelles histoires, et donner la parole à des gens d’autres milieux et cultures, que nous n’avons pas entendus jusqu’à présent. Les personnes qui me ressemblent ont eu près de cinq cents ans pour s’exprimer, le temps est venu pour tous les autres.
Qu’aimez-vous faire quand vous ne chantez pas ?
Je suis un grand fan de football – et surtout du Liverpool FC – et je compose de la musique électronique. Dans mon métier, je dois souvent suivre les indications d’un metteur en scène et d’un chef d’orchestre, ainsi que d’un compositeur et d’un librettiste qui me disent de tomber amoureux à la mesure 64, dans une langue donnée. J’ai essayé l’écriture, la peinture et le dessin, mais je n’étais pas assez bon, et c’est seulement dans la musique que je trouve le moyen d’assouvir ma créativité. Je me déplace souvent avec un mini-clavier et un micro. Je me réveille avec une idée ou une humeur que j’ai besoin de faire émerger. J’ai des dizaines d’heures de choses très différentes : des morceaux comiques, des nappes sonores, des pièces à partir de samples d’opéra… Je les réécoute très peu, mais il m’arrive tous les trimestres de n’avoir envie d’entendre que cela, parce que je m’y sens soudain connecté. Je ne retrouve cette sensation avec aucune autre musique.
Propos recueillis par THIBAULT VICQ
À voir :
Peter Grimes de Benjamin Britten, avec Allan Clayton (Peter Grimes), Maria Bengtsson (Ellen Orford), Simon Keenlyside Captain Balstrode), Catherine Wyn-Rogers (Auntie), Anna-Sophie Neher (Niece 1), Ilanah Lobel-Torres (Niece 2), John Graham-Hall (Bob Boles), Clive Bayley (Swallow), Rosie Aldridge (Mrs. Sedley), James Gilchrist (Rev. Horace Adams), Jacques Imbrailo (Ned Keene) et Stephen Richardson (Hobson), sous la direction d’Alexander Soddy, et dans une mise en scène de Deborah Warner, à l’Opéra National de Paris, du 26 janvier au 24 février 2023.