Interview Leonardo García Alarcón : « La figure historiq...
Interview

Leonardo García Alarcón : « La figure historique et théâtrale de Jésus m’a obligé à prendre la plume » 

16/09/2022
© Charles Nemo

Avec la composition, Leonardo García Alarcón ajoute une nouvelle corde à son arc de musicien protéiforme. Son oratorio La Passione di Gesù résonnera pour la première fois dans l’acoustique de l’Abbatiale d’Ambronay, comme un retour à la source de son inspiration, puis au Victoria Hall de Genève. Le chef argentin confesse les émotions et les craintes de la création.

La composition était-elle un jardin secret, dont vous nous ouvrez aujourd’hui les portes? 

C’était mon rêve en Argentine, avant de venir en Europe. Mais je ne pouvais pas le réaliser, surtout ici, sachant que pour vivre, je devais simplement faire de la musique. Écrire, pas seulement comme un exercice de style, mais comme un besoin, m’est venu très tôt, par la passion des compositeurs – si bien qu’à 12 ou 13 ans, j’étais très préoccupé par le dodécaphonisme, et la manière dont il avait été importé en Argentine. Quand j’ai quitté mon pays, mes moments de création se sont réduits aux services funèbres, aux baptêmes et aux mariages, dans des paroisses calvinistes à Genève, où je me souviens avoir été rappelé à l’ordre, pour jouer un peu moins de pièces en latin !


Leonardo García Alarcón © Lino Bennardo

Entre 2000 et 2008, je voulais simplement continuer à improviser ou écrire, mais toujours dans un style hybride, que je ne pouvais pas décrire comme personnel. Plus tard, quand j’ai commencé à faire, sur des textes de Jorge Luis Borges, un cycle de madrigaux que je n’ai pas encore présenté, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas concevoir la musique autrement que dans un langage contrapuntique.

À l’été 2012, au Festival d’Aix-en-Provence, Written on Skin m’a bouleversé. Parce que George Benjamin y emploie des techniques rationnelles identifiables, que des personnes qui ne connaissent pas la musique peuvent ressentir par le cœur, comme absolument actuelles. Mais son utilisation de la rhétorique m’a paru plus proche de Monteverdi ou de Cavalli, dans sa manière de traiter les silences et les ruptures, à mon sens plus importants que n’importe quelle technique, quand il s’agit d’attirer l’attention d’un public dans un opéra. 

D’où est venue pour vous la nécessité d’écrire, à l’époque contemporaine, une œuvre sacrée, et en l’occurrence La Passione di Gesù ?

Je suis tombé, à la Bibliotheca Bodmeriana de Genève, sur un évangile apocryphe retrouvé en Égypte en 1976 – l’année de ma naissance –, et dont la manuscrit a connu un sort incroyable. J’ai demandé l’autorisation de pouvoir l’utiliser, parce que je m’intéressais tout particulièrement à la relation étroite de Jésus avec Marie Madeleine, et surtout avec Judas, cet apôtre dans lequel l’Église catholique a cherché la figure de la trahison absolue, mais sans qui la Parole n’aurait pu s’accomplir. Il est montré comme quelqu’un qui se sacrifie, et qui souffre, notamment face aux images de son futur et de l’Apocalypse, que lui révèle le Christ. Quand j’ai vu ce théâtre des émotions, dans cet évangile apocryphe que quelques sectes américaines ont essayé d’acheter pour le faire disparaître, je me suis dit que le moment était venu de me lancer dans l’écriture. 

Florence Darbre, restauratrice du manuscrit, Leonardo García Alarcón et Marco Sabbatini devant l’Évangile de Judas conservé à la Fondation Martin Bodmer © Cappella Mediterranea

Je suis chrétien, dans le sens où le message que nous recevons de cet homme, considéré comme dieu, m’a toujours paru révolutionnaire. Dans sa manière de parler, il y a deux mille ans, du statut social, du pouvoir, et surtout d’amour. Ce que mentionnent tous les évangiles, reconnus et apocryphes, me bouleverse encore, et j’aimerais pouvoir partager, à travers cet oratorio, ma découverte d’un Jésus plus humain, cette figure historique et théâtrale que j’associe  à Bach – la raison pour laquelle je suis devenu, et je reste musicien –, et qui m’a presque obligé à prendre la plume. 

C’est le metteur en scène Omar Porras qui m’a conseillé de contacter Marco Sabattini, pour écrire le livret de La Passione di Gesù. Le texte qu’il m’a remis, et sur lequel nous avons travaillé ensemble, se nourrit du Livre de Job, du Cantique des cantiques, des Évangiles de Marie et de Judas, ainsi que de la poésie et du film Il Vangelo secondo Matteo (L’Évangile selon saint Matthieu, 1965) de Pier Paolo Pasolini, auquel j’aimerais rendre hommage.

Comment vous êtes-vous approprié le genre et la forme de la Passion, tout en évitant le pastiche ?

L’idée du pastiche ne m’a pas persécuté, parce qu’il m’a fallu employer cette technique pour compléter El Promoteo d’Antonio Draghi, dont le troisième acte est perdu. Ici, je devais m’exprimer moi-même. Et d’abord comme argentin. Je suis parti avec mon père, visiter Turin, Côme, le lac Majeur, le Pays basque, et les Asturies, tous ces différents lieux d’où vient ma famille. Cela m’a permis de définir nos origines, puis de voir ce que j’avais pris du tango, qui a bercé mon enfance – en plus de Bach -, et comment tout cela pouvait se mélanger. D’admettre aussi que, le tango étant le seul folklore basé sur des fugues à quatre voix – une grande richesse que nous devons à Astor Piazzolla –, je devais m’inscrire dans cette filiation, plutôt que dans celle des compositeurs européens. J’ai donc finalement fait le choix, rationnel, de revenir dans mon pays. 

J’ai pleuré plusieurs fois. Surtout quand j’ai fini par trouver comment Jésus à peine ressuscité devait se diriger vers Marie Madeleine. Leonardo García Alarcón

En voyant, à Mendoza, la peinture de Sergio Roggerone, qui n’a jamais renié la dimension sacrée, avec ses représentations de la Vierge, de la vigne, dans des couleurs extrêmes, je me suis retrouvé. Et pour comprendre, seul face au poids de Bach, mais aussi de Lassus, Arcadelt et Palestrina, à quel point nous avons besoin de revenir à l’essentiel du chant grégorien et des premières polyphonies de Léonin et Pérotin, j’ai réalisé qu’il fallait retrouver l’origine de la dissonance. Je n’invente absolument rien de nouveau : je veux ouvrir mon âme à la mélodie et à la rythmique argentines, avec tout ce que l’Europe m’a apporté en matière de polyphonie. 

Comment avez-vous traité les voix solistes ?

Les chanteurs que j’ai choisis me sont venus à l’esprit en lisant le texte. Pour Jésus, j’ai été inspiré par la tessiture d’Andreas Wolf, que j’adore dans les Passions de Bach, et dont j’ai découvert une dimension théâtrale plus poussée dans Atys de Lully, au Grand Théâtre de Genève. Ana Quintans sera la Vierge Marie. Elle a, dans les aigus, ce pouvoir surnaturel que je retrouve chez quelques voix portugaises – des personnes d’une grande discrétion, qui ont un contrôle, et en même temps une belle luminosité latine. Quant à l’apôtre Pierre, il me permet d’explorer le registre de ténor grave du baryton Victor Sicard. 


Julie Roset et Leonardo García Alarcón au Grand Manège de Namur © Gabriel Balaguera

Dans le rôle de l’Ange, Julie Roset présentera au public chacune des scènes de l’oratorio. Sa personnalité m’a entraîné vers un langage post-impressionniste qui m’a dépassé, au point que j’ai dû traduire en français certains passages. Judas, que Mark Milhofer incarne à la fois avec une fragilité presque à fleur de peau, et cette voix toujours théâtrale, mais aussi empreinte de bel canto, est dans un monde de chromatismes et d’enharmonies, beaucoup plus atonal, sériel même, parce que le personnage est affecté émotionnellement. Et pour Marie Madeleine, je suis vraiment allé chercher dans le folklore argentin – c’est pourquoi Mariana Flores fait partie de cette aventure. Quand Jésus apparaît avec elle, il reprend sa manière de chanter, en remontant à la source du tango viejo – mais sera-t-il reconnaissable ?

Dans les duos, trios et quatuors, ainsi que dans les dialogues, je me suis surtout inspiré des opéras que j’aime, et donc de la tradition italienne – de cette force constante, mozartienne, rossinienne, présente dès le XVIIe siècle, et qui a aussi sa place dans un oratorio, avec ce type de livret. Je ne vous cache pas que j’ai très peur. J’ai pleuré plusieurs fois. Surtout quand j’ai fini par trouver comment Jésus à peine ressuscité devait se diriger vers Marie Madeleine. C’était comme de reconnaître un chemin. La difficulté du travail du compositeur vient du fait qu’il se juge constamment de manière assez terrible, alors qu’il doit en même temps s’en nourrir, comme s’il venait d’écrire une pièce très solide.

Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI

À voir :

La Passione di Gesù de Leonardo García Alarcón, avec le Chœur de Chambre de Namur, la Cappella Mediterranea, Mariana Flores (Marie Madeleine), Ana Quintans (la Vierge Marie), Julie Roset (un Ange), Mark Milhofer (Judas), Andreas Wolf (Jésus) et Victor Sicard (Simon Pierre), sous la direction du compositeur, le 23 septembre 2022 au Festival d’Ambronay, et le 25 au Victoria Hall de Genève.

À écouter :

Salve Regina de George Friedrich Haendel, avec le Millenium Orchestra et Julie Roset (soprano), sous la direction de Leonardo García Alarcón, CD Ricercar RIC442.

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