Tant à la tête des Métaboles, l’ensemble vocal qu’il a fondé, qu’avec les instrumentistes de Multilatérale, Léo Warynski défend avec ferveur la musique des XXe et XXIe siècles. De retour à l’Opéra de Nice, où il s’est distingué au pupitre d’Akhnaten de Philip Glass, le jeune chef français casse son image de spécialiste, en s’attelant à Orphée aux Enfers d’Offenbach. Explications.
Pourquoi ce virage dans votre répertoire ?
Je souhaiterais ne pas être réduit à l’étiquette de spécialiste de musique contemporaine, même si j’adore travailler avec des compositeurs vivants. Ce sont, en effet, les plus pragmatiques des musiciens, car ils laissent une marge de liberté à ceux qui créent leurs œuvres – ce qu’on appelle l’interprétation. Le danger de trop se spécialiser est de se couper d’une grande part de l’histoire de la musique. Grâce à l’approche dite « historiquement informées » et au travail des ensembles de musique de notre temps, il est possible de marcher sur deux jambes, qu’on pourrait baptiser, en simplifiant, Harnoncourt et Boulez. J’ai ainsi effectué un travail à rebours, qui me permet d’aborder le répertoire plus ancien avec l’exigence rythmique acquise dans le contemporain et, paradoxalement, de retrouver une certaine liberté. C’est dans cet esprit que j’ai proposé à Bertrand Rossi, le directeur de l’Opéra de Nice, de diriger Orphée aux Enfers.
Pourquoi cet ouvrage en particulier ?
Parce que je le trouve génial de bout en bout, et que Bertrand Rossi m’a dit qu’il s’agissait de son Offenbach préféré ! Avec Les Frivolités Parisiennes, j’ai participé autrefois à un certain nombre de productions d’opérettes, comme La Sirène d’Auber au Théâtre impérial de Compiègne, ou encore L’Élixir d’Hervé. Mais Offenbach, c’est un peu le patron. S’il n’a pas toujours été touché par la grâce, Orphée aux Enfers marque une date stratégique dans sa carrière. Ce qui me séduit d’abord dans cet ouvrage, c’est la liberté avec laquelle le compositeur s’empare du mythe – ce qui, au XIXe siècle, à l’époque où Berlioz et Pauline Viardot remettent à l’honneur Orphée et Eurydice de Gluck, est très audacieux. Faire du symbole de la poésie et de la musique un artiste miteux que son épouse ne supporte plus, mettre en scène des dieux qui s’ennuient et veulent aller s’amuser aux enfers, voilà qui témoigne d’un sens aigu du renversement des valeurs !
Existe-t-il une version définitive d’Orphée aux Enfers ?
En n’hésitant pas à modifier ses œuvres selon les circonstances, Offenbach a illustré la démarche pragmatique dont je parlais tout à l’heure. La partition que nous ont laissée les éditions Choudens était un grimoire, mais le musicologue Jean-Christophe Keck est passé par là, et nous disposons maintenant d’une édition de grande qualité. Il existe deux versions d’Orphée aux Enfers : celle de 1858 et celle, développée sous forme d’opéra féerique, de 1874. Nous avons retenu la première, plus ramassée, à laquelle nous ferons quelques ajouts : plusieurs pages de ballet pour détendre l’action, les interventions du personnage de Mars, les regrets d’Eurydice. L’orchestre est plutôt fourni, avec les vents par deux, et une écriture pour les cordes assez méticuleuse. On sent qu’Offenbach avait conscience de sa valeur, qu’il était soucieux de transmettre ce qu’il faisait de plus abouti.
Quels sont les écueils à éviter quand on dirige Offenbach ?
Je reviens toujours à la partition. Le risque, sinon, est de croire avoir des idées alors qu’on se contente de celles qui vous ont été mises dans la tête avant même qu’on ait réfléchi. Boulez appelle maniérisme une tradition qui n’est plus interrogée, qui s’est transformée en routine, parce que tout le monde s’y est fait, même si elle est parfois liée à une nécessité biologique : ralentir à tel moment, par exemple, pour un chanteur. Dans cet Orphée aux enfers, je vais mettre à profit la rigueur nécessaire quand on assure la création d’une œuvre d’aujourd’hui. Le fait, à l’Opéra de Nice, de travailler avec un chœur français, permet de faire sonner les mots avec clarté dans les moments de vélocité. La mécanique du rire est en effet une chose délicate : les humoristes savent que la même blague, si elle est décalée d’une ou deux secondes, peut tomber à plat. Dans le « Duo de la mouche », par exemple, certains s’en donnent à cœur joie, ralentissent, accélèrent, etc. Et le « Galop infernal », qu’une mauvaise tradition de french cancan a galvaudé, doit être interprété comme il est écrit, sans chercher à en rajouter pour satisfaire je ne sais quelle attente du public. Je vais m’efforcer de mettre en valeur les intentions parodiques d’Offenbach, dans la scène « du concerto » par exemple, qui a tout d’un pastiche de Gluck.
Le personnage d’Offenbach vous inspire-t-il ?
C’est un être touchant, un grand violoncelliste qui s’efforce de conquérir sa liberté. Comme il n’est pas joué dans le cadre de l’institution, c’est-à-dire de l’Opéra de Paris, il doit se faire entrepreneur, ce qui me rapproche de lui en tant que directeur d’ensembles obligés de trouver leur financement et de toujours innover. C’est aussi la leçon des Siècles de François-Xavier Roth, qui au Conservatoire tenait à nous montrer toutes les facettes de la direction, d’Alcina de Haendel à Sur incises de Boulez. Offenbach devinait, par ailleurs, que l’humour risquait de le discréditer face à l’intelligentsia, d’où Les Contes d’Hoffmann. Musicalement, c’est grâce à un Orphée aux enfers que j’ai entendu au Festival d’Aix-en-Provence en 2009, sous la direction d’Alain Altinoglu, que j’ai pris conscience de la valeur de sa musique. Aujourd’hui, je me sens lié à lui par un contrat moral, comme s’il était présent, là, derrière moi. Je ferai tout pour qu’il entende la musique qu’il a rêvée, voire pour aller plus loin encore que ce qu’il a écrit : les compositeurs de génie ne mesurent pas toujours ce qu’il y a de neuf et de beau dans leurs partitions.
Propos recueillis par CHRISTIAN WASSELIN
À voir :
Orphée aux Enfers de Jacques Offenbach, avec Héloïse Mas (L’Opinion publique), Pierre Antoine Chaumien (Orphée), Philippe Ermellier (Jupiter), Jérémy Duffau (Aristée/Pluton), Frédéric Diquero (John Styx), Gilles San Juan (Mercure), Perrine Madoeuf (Eurydice), Virginie Maraskin (Diane), Sofia Naït (Junon), Pauline Descamps (Vénus), Jennifer Courcier (Cupidon) et Melissa Lalix (Minerve), sous la direction de Léo Warynski, et dans une mise en scène de Benoît Bénichou, à l’Opéra de Nice, du 2 au 4 décembre 2022.