Pour son huitième opéra, le compositeur espagnol est associé au metteur en scène suisse Milo Rau, également auteur du scénario de Justice. Commande du Grand Théâtre de Genève, où il sera créé le 22 janvier, l’ouvrage s’inspire d’un tragique accident de la route survenu, en 2019, en République démocratique du Congo, sur fond de luttes de pouvoir pour l’exploitation minière.
Quelle est l’origine de ce projet ?
Aviel Cahn, le directeur général du Grand Théâtre de Genève, voulait commander un nouvel opéra sur un thème en relation avec l’anniversaire de la création de la Croix-Rouge, par le Suisse Henry Dunant, en 1864. Il a eu l’idée de m’associer à Milo Rau, qui a écrit le scénario de Justice. Ce dernier s’intéresse, depuis une dizaine d’années, à la guerre civile et génocidaire qui sévit en République démocratique du Congo. Il se rend, tous les ans, dans cette zone de l’Afrique, pour organiser ce qui s’apparente à un tribunal réunissant juristes, victimes et coupables. Il en a consigné les séances dans un film documentaire, Le Tribunal sur le Congo (2017), et sur une plateforme en ligne, qui met en scène soixante témoins et experts. Ce projet ambitieux défend le mot d’ordre que l’art ne représente pas la réalité, mais doit la faire changer.
Quel est le sujet de Justice ?
L’opéra a pour cadre cette guerre civile, qui a fait plus de six millions de morts en vingt ans, et conditionne une large part de l’économie mondiale, avec l’exploitation des ressources minières – ce conflit ethnique, qui a dégénéré en affrontements pour le contrôle des matières premières exploitées par les grandes multinationales, installées dans cette région d’Afrique centrale, pour en tirer le maximum de bénéfices. Justice parle d’un dramatique accident provoqué, en février 2019, dans le Haut-Katanga, sur la route entre Lubumbashi et Kolwezi, par un camion-citerne rempli d’acide, servant à extraire le minerai. Le chauffeur a perdu le contrôle et s’est encastré dans un bus scolaire, provoquant plus de vingt morts et de nombreux blessés. L’opéra est basé sur l’idée d’une « justice », à la fois dérisoire et nécessaire. C’est un titre utopique.
Écrire un opéra sur un sujet aussi terrifiant est un défi qui va au-delà du paradoxe…
Justice est une forme de combat entre contradiction et harmonie. Quelqu’un qui voudrait penser l’opéra, comme quelque chose d’esthétiquement « beau », pourrait se sentir heurté par un tel sujet. Nous traitons, ici, de la question de l’abus absolu de la part des différents pouvoirs, économiques et politiques, sur des gens d’une pauvreté extrême, dans un pays où l’État a été massacré par ces mêmes groupes de pouvoir, liés aux génocides qui ont eu lieu dans la région. Le livret met, en effet, en scène des personnes originaires d’ethnies persécutées, qui collaborent, aujourd’hui, avec leurs persécuteurs. Cette complexité s’exprime à travers des personnages très symboliques, comme, par exemple, le directeur de la mine, plutôt sympathique et sensible, qui cherche à se faire pardonner, en inaugurant une école sur les lieux de la catastrophe. Il est marié à une Africaine travaillant pour une ONG, une femme intelligente et altruiste. Elle n’en est pas moins mal perçue par la population, comme tous ceux qui ont quitté le pays et reviennent en affichant les meilleures intentions du monde. Il est très difficile de discerner le bien et le mal, dans un lieu où tout est tellement mélangé.
Cet opéra est-il pour vous une forme de catharsis ?
Justice est presque un contre-opéra, mais avec l’obsession de confronter la puissance de l’orchestre à celle du chant. L’opéra est le média le plus universel, et qui offre le plus de perspectives expressives et de profondeur, quand la voix humaine traduit un absolu de beauté et d’horreur. J’ai utilisé le chant lyrique occidental, en cherchant à glisser des influences des musiques de cette partie du Congo, pour obtenir un croisement d’énergies, qui peuvent avoir un impact très fort sur l’auditeur. Il ne s’agit pas, à proprement parler, de chercher à m’approprier une culture, mais d’exprimer la façon dont notre société peut, culturellement, assumer une part de sa faute vis-à-vis du colonialisme. Le livret s’inspire de la réalité la plus brutale – comme ce personnage, qui a perdu ses jambes dans l’accident, interprété par Serge Kakudji, un jeune contre-ténor congolais, justement originaire de Kolwezi.
Quelle leçon tirer de Justice ?
Le livret de l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila, d’après le scénario de Milo Rau, préfère, à la vision manichéenne, une approche plus globale, où se mêlent coupables et faux coupables, et même fantômes et victimes. Le résultat est une interrogation dans laquelle j’exprime, aussi, ma fascination pour ce côté obscur de l’humanité. Comment est-il possible que l’on soit capable de faire cela ? C’est presque de l’émerveillement pour une part aussi sombre de nous-mêmes. J’ai souvent éprouvé ce sentiment, notamment dans Les Bienveillantes, un de mes précédents opéras, créé à Anvers, en 2019, à partir du bouleversant roman de Jonathan Littell, qui raconte l’extermination des juifs vue par les yeux d’un officier SS – il était interprété par Peter Tantsits, qu’on retrouvera, dans Justice, en Directeur de la mine. Mon écriture musicale accorde une attention particulière aux inflexions de la voix. Elle rend compte, à la fois, de la complexité et de l’impossibilité d’un jugement moral. Mon modèle d’inspiration est le Concerto pour violon « à la mémoire d’un ange », qu’Alban Berg a écrit suite au décès de la fille d’Alma Mahler et de l’architecte Walter Gropius. J’associe, à cette référence, les enfants morts dans l’accident du Haut-Katanga.
Propos recueillis par DAVID VERDIER