Par sa capacité à ne pas appliquer à tous ses spectacles la signature ostentatoire d’un système dramaturgique et esthétique indifférent au contenu propre à chaque oeuvre, David Hermann s’est fait une place dans l’univers impitoyable du théâtre lyrique contemporain. Le metteur en scène franco-allemand livre quelques clés de sa vision de Tannhäuser de Wagner, dont la nouvelle production dirigée par Daniele Rustioni marque ses débuts à l’Opéra de Lyon.
Avez-vous un goût particulier pour l’œuvre de Richard Wagner ?
Quand on choisit d’être metteur en scène, et que de surcroît on est allemand – ou, comme c’est mon cas, franco-allemand –, on ne peut passer à côté de Wagner. Ses opéras abordent de grandes thématiques qui ne cessent d’interroger, tant elles sont inépuisables. Et sa musique possède une force théâtrale inouïe, avec laquelle j’aime beaucoup travailler. Quand l’Opéra de Lyon et le Teatro Real de Madrid m’ont proposé Tannhäuser, j’ai tout de suite accepté. J’ai une connexion forte avec l’univers sonore de ce compositeur, dont j’ai déjà monté Das Rheingold au Badisches Staatstheater de Karlsruhe, puis Lohengrin au Staatstheater de Nuremberg. En général, quand j’écoute des opéras, j’ai une forme d’audition très particulière. Bien sûr, le texte est important, mais la musique recèle tant d’informations secrètes tapies dans son discours souterrain, émotionnel. Je l’aborde comme un langage qui va me donner une vue d’ensemble sur l’architecture de la pièce. J’ai écouté beaucoup de Tannhäuser différents. Selon les versions, chaque chanteur a un phrasé particulier, et cela me permet d’enrichir ma vision des personnages. En revanche, je ne regarde pas d’autres mises en scène – cela ne m’intéresse pas à ce stade de mon élaboration.
Entre les versions de Dresde (1845) et de Paris (1861), laquelle a été choisie ?
Les deux ! Le premier acte appartient à la version de Paris, et les deux suivants sont ceux de Dresde. Nous avons fait ce choix, avec Daniele Rustioni, car nous voulions une « Bacchanale » assez spéciale. En effet, cette scène n’est pas qu’un ballet, mais développe tout ce que représente le monde de Venus. Elle est essentielle pour entrer dans l’œuvre. Et puis, celle-ci n’ayant plus été donnée à Lyon depuis plus de cinquante ans, il est bon que le public connaisse cette mouture luxuriante. Il y a également des différences notables dans le duo entre Venus et Tannhäuser, durant lequel on entend déjà les couleurs du deuxième acte de Parsifal. Le rôle de la déesse y est beaucoup plus complexe, et correspond à mes questionnements sur l’œuvre. Dans ma lecture, elle est une androïde ultraperfectionnée, qui veut être respectée comme une personne dotée d’une âme. Elle est fascinée par la créativité des humains, la seule chose que l’intelligence artificielle ne possède pas encore. Elle règne sur un monde sans souffrance, mais c’est un paradis artificiel ; or Tannhäuser a besoin du monde réel.
Que devient le personnage de Tannhäuser dans votre perspective ?
Tannhäuser est la figure de l’artiste qui ne peut se satisfaire de ce que le monde lui offre. Il est sans cesse en quête de l’inspiration, par exemple dans l’univers interdit des androïdes, avec lequel le monde humain du Landgrave est en conflit. C’est pour cette raison que ses sujets sont enfermés dans ces règles strictes que Wagner identifiait avec la morale chrétienne déboussolée par la sensualité. Quant à mon Elisabeth, elle ne sera pas sacrificielle. Au contraire, c’est elle qui va trouver un chemin pour dépasser ce conflit entre hommes et androïdes. Je ne la voulais pas femme et victime, car cette idée me fait horreur. C’est Wolfram qui est le vrai personnage tragique de l’histoire. Il aime d’amour vrai et sait accepter sa défaite face à son ami Tannhäuser. Wagner en fait un caractère introverti, qui lutte contre une souffrance qu’il peine à énoncer, sauf durant la « Romance à l’étoile ». Wolfram est en exil en lui-même, alors je l’ai imaginé s’en allant vivre au désert. C’est un être qui parle peu, mais qui dit les choses en profondeur – tout au contraire de Tannhäuser.
Dans quelle direction esthétique êtes-vous allé ?
Ce sera un Wagner pour aujourd’hui, s’inspirant de l’univers de la science-fiction – celui de Star Wars, ou de Dune. Nous, public du XXIe siècle, sommes nourris par ces images, qui sont un peu notre réservoir commun. En suivant cette idée d’une Venus futuriste, j’ai découvert des pistes grâce auxquelles ma vision fonctionne. Le monde humain, sinistré par la crise climatique, y est opposé à celui des androïdes, ces machines éternelles qui ne connaissent pas la souffrance. Je ne me suis pas pour autant lancé dans une copie de film, car je ne veux pas d’un théâtre qui voudrait faire du cinéma. Il y a, dans ce médium, peu de choses qui questionnent. La narration y est souvent trop soignée, ce dont j’ai tendance à me méfier. Le théâtre, ce n’est pas que cela : il respire encore un peu la liberté du surréalisme, de la surprise, du clin d’œil et des ruptures, des changements de perspectives. On y bricole des choses nouvelles avec les moyens du live. J’aime prendre des risques, voire commettre des fautes. L’essentiel est d’essayer, d’expérimenter du neuf. Wagner aimait cela. Il l’a fait durant toute sa vie de créateur.
Souvent, le public réagit brutalement quand un metteur en scène détourne l’intrigue. N’avez-vous pas l’appréhension d’un accueil violent ?
Non, parce qu’on ne peut jamais le prévoir. Mais je ne saurais me contenter de mettre simplement une histoire en images. Je veux une interprétation, une recréation. Non que l’œuvre soit mauvaise. Au contraire, elle est tellement forte qu’elle pousse à réfléchir. Mais le nouveau regard qu’elle suscite doit rester compréhensible par le public. Je m’efforce toujours de prendre le spectateur avec moi, de lui offrir des clés. J’essaie de ne m’opposer, ni à l’opéra sur lequel je travaille, ni à celles et ceux qui sont dans la salle. Ma lecture vient de l’œuvre, et d’elle seule. Et le public est tout sauf bête ; si je lui présente une vision captivante, logique et bien construite, le spectacle pourra fonctionner. Tobias Kratzer, l’un des metteurs en scène avec qui nous avons monté chacun un volet du Ring à Karlsruhe, a réalisé pour le Festival de Bayreuth un Tannhäuser éloigné de l’histoire originale. Mais tout y concourt à ce qu’on suive son propos. Quand le travail théâtral est calé au millimètre, on adhère à ce qui est proposé.
Propos recueillis par VINCENT BOREL
À voir :
Tannhäuser de Richard Wagner, avec Liang Li (Landgraf Hermann), Stephen Gould (Tannhäuser), Christophe Pohl (Wolfram von Eschenbach), Johanni van Oostrum (Elisabeth) et Irène Roberts (Venus), sous la direction de Daniele Rustioni, dans une mise en scène de David Hermann, à l’Opéra de Lyon, du 11 au 30 octobre 2022.