Christina Poulitsi possède ses rôles fétiches, comme la Reine de la nuit (Die Zauberflöte), qu’elle a dernièrement interprétée à l’Opéra national de Lorraine et à la Semperoper Dresden. La soprano grecque revient avec nous notamment sur l’idée du lien, irriguant sa façon d’approcher l’art opératique depuis ses débuts, et l’héritage de la tragédie antique dans ses choix théâtraux et musicaux.
Vous avez chanté la Reine de la nuit plus de 230 fois. Quel regard portez-vous sur ce rôle ?
J’ai incarné une mère aimante, une méchante belle-mère, un animal… Ce rôle peut être très différent selon les productions, donc on ne se lasse jamais. Je me sens désormais bien plus confiante vis-à-vis de la technique pour apporter une autre dimension et de nouvelles couleurs. Le rôle se concentre essentiellement sur ses deux arias, et la partie la plus difficile consiste à garder son énergie en attendant dans la loge. Sur scène, il faut tout de suite être au cœur de l’incarnation. Les gens s’arrêtent de parler et de tousser quand les coloratures arrivent, on est très exposée. On se sent funambule : on se connaît soi-même, on connaît sa propre technique, mais on ne sait jamais ce qui peut arriver. Il faut donc rester extrêmement concentrée pour garder sa ligne.
Vous avez également beaucoup chanté Gilda, dans Rigoletto…
J’ai senti que ce rôle m’allait comme un gant la première fois que je l’ai travaillé. C’est un rôle très riche, non seulement sur le plan dramatique, mais aussi d’un point de vue vocal. Il y a un cheminement vocal qui relève de l‘évidence, chaque scène prépare la suivante. Verdi a écrit de façon à ce que l’artiste donne le meilleur de soi-même, c’est incroyable. Et je suis impatiente de pouvoir enfin faire en juin la production du Greek National Opera à l’Odéon d’Hérode Atticus, qui a été annulée en 2020 puis en 2021 à cause de la Covid, surtout que ce théâtre du IIe siècle a une grande signification pour nous en Grèce. On y ressent l’énergie de l’Antiquité.
Qu’est-ce qui vous paraît important dans la psychologie des personnages que vous interprétez ?
Je ne sais pas si ça vient de mes origines grecques, mais les rôles sacrificiels et empreints de drame, comme Lucia di Lammermoor, Violetta, Gilda et tout le belcanto, me font plus facilement ressentir et exprimer les émotions. J’essaye toujours de me connecter à mes personnages en trouvant les raisons qui les poussent à agir. Quand j’étudiais les poètes grecs de l’Antiquité au lycée, j’ai tout de suite été séduite par la vision de Sophocle. Dans les tragédies d’Eschyle, les personnages ne peuvent pas contrôler leur destin, ils ne font qu’agir car ce sont les dieux qui commandent la vie des mortels. Mais avec Sophocle, les personnages deviennent responsables de leurs actes. J’essaye toujours de revenir à ça avec mes personnages. Il y a toujours une raison psychologique, une insécurité au fond de soi. Et si ce n’est pas possible de trouver ces raisons dans le livret, je « crée » une histoire au personnage avec le metteur en scène. On peut être bien plus créatif et vrai si on sait pourquoi.
Le bâtiment du Centre culturel de la Fondation Stavros Niarchos (par Renzo Piano, 2016), qui héberge les spectacles du Greek National Opera, a-t-il selon vous attiré un public plus international à Athènes ?
Déjà, le bâtiment et le quartier animé où se trouve la Fondation ont fait venir un public beaucoup plus jeune. En tant qu’artiste, c’est un bonheur de chanter dans un théâtre tout neuf qui possède l’une des meilleures acoustiques en Europe grâce à un intérieur modulable en fonction du répertoire. Ce théâtre donne la liberté à l’artiste de ne pas se soucier de l’acoustique de la voix, on peut chanter dos au public sans s’inquiéter. Il va sans dire qu’un bâtiment de ce type attire des chanteurs et publics étrangers car on est dans des conditions optimales.
Vous avez peu chanté le répertoire du XXe siècle (Le Rossignol, Capriccio). Souhaitez-vous pour l’instant développer davantage le XIXe ?
J’ai pas mal étudié la musique du XXe siècle pendant mes études de musicologie. Ce répertoire me plaît beaucoup, mais je dois dire que je me sens pour l’instant plus à l’aise avec Mozart, le bel canto et plus généralement le XIXe. Transmettre l’émotion reste pour moi un critère essentiel, par rapport à la partie plus « intellectuelle » de l’écriture ou à la forme pure. J’ai un besoin impérieux de partager la musique et d’exprimer des émotions. Je pense que c’est le talent qui vous choisit, et non l’inverse, et vous sentez l’urgence de le partager avec le plus de personnes possible. À la Staatsoper Hamburg, en chantant « Parigi, o cara » dans La Traviata, j’ai eu l’impression de flotter en dehors de mon corps, comme si le temps s’était arrêté. C’était une sensation étrange, mais le rôle et la musique faisaient naître au fond de moi une joie intense.
Quand vous ressentez cela, le public, le ressent aussi, n’est-ce pas ?
Je crois vraiment à l’échange mutuel entre les artistes et le public. L’artiste s’offre au public, et le public « prend » chez l’artiste quelque chose dont il a besoin. En contrepartie, ce don alimente aussi l’artiste qui se nourrit de ce que lui renvoie le public. Pour arriver à ça, un artiste doit d’abord travailler sur lui-même et être aussi vrai que possible sur scène, sans aucun filtre d’égoïsme, de peur ou d’ambition. Le public qui vient au théâtre doit venir sans a priori, le cœur ouvert. C’est un lien très particulier, comme entre une mère et son enfant. L’art donne l’opportunité de se perdre et de se retrouver au même moment. Ce que je fais, je ne le fais pas pour être célèbre, mais parce que c’est sacré pour moi. Sur scène, on se donne de toute son âme. À Nancy, dans Die Zauberflöte, j’étais impressionnée de voir le public applaudir à tout rompre, comme s’il avait besoin de ça, comme une plante a besoin d’eau. Nous sommes des animaux sociaux. C’est le sens de la vie : nous devons nous réunir pour créer. Et l’opéra est la plus belle façon de vivre ensemble.
THIBAULT VICQ
Christina Poulitsi sera prochainement dans :
Rigoletto (Gilda), à l’Odéon d’Hérode Atticus (Athènes) avec le Greek National Opera, du 2 au 11 juin 2022