Interview Arnaud Marzorati : « La chanson populaire a to...
Interview

Arnaud Marzorati : « La chanson populaire a toujours servi à faire du lien »

15/11/2022
© Edouard Niqueux

Le baroque avec les plus grands ensembles français, la création contemporaine, quelques rôles mozartiens, aussi : tout cela, c’était avant qu’Arnaud Marzorati ne délaisse l’opéra pour la chanson. Avec Merd’ v’là l’hiver, qui paraît chez Alpha, le fondateur des Lunaisiens ajoute une nouvelle pierre à son édifice consacré au patrimoine vocal populaire.

D’abord « baroqueux », vous vous êtes consacré, en créant Les Lunaisiens, à la chanson populaire à travers l’histoire. Comment s’est opérée cette transition ? 

Dans les deux cas, il y avait le plaisir des mots, du texte. Ma démarche se situait entre musique et poésie. Et puis, dans cette évolution, une préoccupation centrale s’est fait jour : redécouvrir la notion de chansonnier, non pas seulement le parodiste amusant à quoi il est réduit aujourd’hui mais, tout simplement, celui qui chante des chansons, où que ce soit. Dans le cas de notre disque Merd’ v’là l’hiver – ce sont les premiers mots des Soliloques du pauvre de Jehan Rictus –, il s’agit des chansonniers de rue, qui exprimaient la condition misérable du peuple. Il nous a fallu procéder à une enquête approfondie, car cette musique est une matière vivante, pas aussi bien codifiée que le répertoire classique – encore un point commun avec le baroque –, et son interprétation se prête à une réalisation mouvante, qui doit se fonder sur un mélange de science et d’improvisation. Cela dit, les partitions existent pour les pièces les plus récentes. Des compositeurs comme Gaston Gabaroche (Les Nocturnes), Vincent Scotto (La Vipère du trottoir) ou Gustave Goublier (Filles d’ouvrier) se sont spécialisés dans cette chanson, qui devient quasiment un genre. Les morceaux les plus anciens, comme la Complainte de Fualdès, reprennent des airs connus de tous à l’époque.


Arnaud Marzorati lors de l’enregistrement de Merd’ v’là l’hiver © Edouard Niqueux

Ces chansons possèdent-elles un contenu politique ?

C’est ambigu. Jehan Rictus, l’auteur des Soliloques du pauvre évoque ces chanteurs qui s’étaient fait une spécialité, une rente même, de la chanson misérabiliste, quitte à se constituer une petite fortune. Notez que cette tendance a duré. Edith Piaf a elle-même commencé comme une pauvre chanteuse de rue, avant de devenir une star. On peut comparer cela à certains tableaux académiques et pompiers, qui donnent à voir les misères du peuple alors que l’artiste est arrivé. Mais peu importe. Il y a toujours un côté touchant dans ces démarches, qui sont toujours actuelles. Rictus dénonçait déjà les politiques qui promettaient qu’ils allaient éradiquer la pauvreté, comme aujourd’hui on promet que plus personne ne couchera dans la rue. Ces chansons traitent des maladies sociales. Quant à la position politique de l’artiste, elle est variable, pas forcément engagée, comme celle de Baudelaire qui était une sorte d’anarchiste de droite, mais a trouvé dans ses Petits Poèmes en prose des accents touchants pour montrer le Paris misérable.

Les chanteurs populaires, au moins jusqu’à l’avènement du son amplifié, devaient posséder une technique lyrique, ne serait-ce que pour se faire entendre dans une salle. Arnaud Marzorati

Quels sont vos principes pour réaliser les arrangements, et comment utilisez-vous la technique du chant lyrique dans ce répertoire ?

Il est bien évident que nous ne proposons pas un produit brut, une chanson telle qu’on pouvait l’entendre dans les rues. Je m’entoure de musiciens venus d’horizons divers – une violoniste, une harpiste qui maîtrise les modes de jeu de la harpe ancienne, un accordéoniste. On entendra aussi une vielle à roue, une cornemuse, un basson, une flûte à bec, un orgue de barbarie, des percussions. Tous ces instrumentistes recherchent une expérience à laquelle ils sont prêts. Il en va de même pour l’ensemble vocal féminin Audomaria de Saint-Omer. Il y a donc une part d’improvisation collective, qui donne lieu à l’établissement d’une partition. Pour les solistes, c’est autre chose. La chanson de rue n’utilise pas la même voix que le répertoire lyrique. Pour un baryton, ce n’est pas trop problématique, et le passage du parlé au chanté se fait assez aisément. C’est plus difficile pour une femme. Outre le problème des inflexions parlées, le chant populaire utilise l’appui de poitrine, qui est déconseillé dans le lyrique. Stéphanie d’Oustrac, très présente dans ce programme, maîtrise bien les deux techniques, mais nous avons bien veillé à ne pas la faire chanter de cette manière quand elle devait donner un concert ou une représentation d’opéra, afin de ne pas déstabiliser son instrument. Cela dit, on l’a un peu oublié, mais les chanteurs populaires, au moins jusqu’à l’avènement du son amplifié, devaient posséder une technique classique, ne serait-ce que pour se faire entendre dans une salle. Il n’y a donc pas, malgré les différences, d’opposition absolue entre la chanson et le chant lyrique.


Stéphanie d’Oustrac lors de l’enregistrement de Merd’ v’là l’hiver © Edouard Niqueux

Vous avez introduit dans le programme des pages instrumentales. Ont-elles un rapport avec les chansons de rue ?

La valse de Waldteufel, Amour et printemps, se fonde sur une chanson connue de tous sous le Second Empire – il est d’ailleurs à noter que ce musicien des bals de l’Empereur puisait dans le répertoire du grand public, et que ses valses passaient ensuite des salons impériaux aux bals populaires. Avec Spleen de Francis Popy, nous découvrons un musicien aujourd’hui inconnu, mais très prolifique, dont les valses figuraient notamment au répertoire de l’orchestre du Titanic. Enfin, Paul Bernard fut, au milieu du XIXe siècle, un compositeur très recherché. Sa musique a quelque chose d’un peu sirupeux, mais on recherche volontiers le côté agréable et bienfaisant de la musique. Dans les trois cas, on se situe à la lisière entre les répertoires « classique » et populaire. 

Ce programme complète-t-il ceux que vous avez déjà réalisés ?

Ce n’est pas un choix délibéré, mais j’ai l’impression qu’en avançant dans la vie, j’ai constitué, dans le domaine de la chanson, une discographie qui raconte quelque chose de la société et de l’histoire. La chanson populaire a toujours servi à faire du lien. Elle a vocation à être lancée dans la foule, à être sifflée dans la rue, à être reprise en chœur. D’autre part, j’ai la chance de travailler avec des artistes lyriques intéressés par ma démarche – comme Sabine Devieilhe, dans le programme Sainte-Hélène, ou Stéphanie d’Oustrac dans celui-ci –, qui défendent bien une vocalité à la française. 

Propos recueillis par JACQUES BONNAURE

À écouter :

Merd’ v’là l’hiver, complaintes des gens de rue, avec Les Lunaisiens, le chœur de femmes Audomaria de Saint-Omer, et Stéphanie d’Oustrac (mezzo-soprano), sous la direction artistique d’Arnaud Marzorati (baryton), CD Alpha 887.

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