Une nouvelle production d’Aida, au Metropolitan Opera de New York ? Voilà qui n’était pas arrivé depuis 1988 ! La retransmission, en direct et en haute définition dans les cinémas, par Pathé Live, le 25 janvier, s’impose. Avec la soprano américaine en tête d’affiche.
Votre retrait de La traviata, au Festival de Vérone (Arena di Verona Opera Festival), en 2022, suite à un « blackface » d’Anna Netrebko, dans Aida, avait engendré de nombreuses réactions négatives. Quel regard portez-vous, deux ans plus tard, sur cette polémique ?
Certains estiment plus « réaliste » qu’Aida ait ma couleur de peau. Pour ma part, je m’intéresse à ce que les personnages ont à dire. Mon vif désaccord, sur ce choix artistique, me semblait juste par rapport à mon vécu. D’autant qu’aux États-Unis, la perspective culturelle est différente, le « blackface » figurant dans les manuels scolaires. Aujourd’hui, je n’ai pas changé d’avis. On remarque, de plus en plus, que les personnes opposées à une opinion se sentent obligées d’expliquer pourquoi l’autre a tort. Je suis chrétienne, et la compassion est très importante pour moi. De grands chanteurs, comme Placido Domingo, se sont produits en « blackface », car ils y trouvaient du sens ; moi, pas. Je respecte ce choix, et cela ne change rien à leur humanité.
Aida peut, aussi, apparaître problématique sur son aspect colonial. Comment traiter une telle œuvre aujourd’hui ?
L’art imite la vie. Or, la vie n’est pas toujours bonne ou heureuse – à l’approche de l’anniversaire de la mort de mon père, je ne suis pas dans ma meilleure forme, mais je dois faire avec. L’art, quand il est problématique, doit être restitué sincèrement, et raconter le mieux possible une histoire. Il ne faut pas essayer de le modifier. Notre interprétation de sujets difficiles est, en réalité, ce qui enrichit les spectateurs. L’universalité du genre opératique aide beaucoup en cela. Aida peut, par exemple, se référer à n’importe quel conflit actuel, même entre Républicains et Démocrates, aux États-Unis ! Dans la scène de l’acte III, où Amonasro demande à sa fille de trahir la confiance de Radamès par loyauté envers son peuple, je me revois, il y a plusieurs années, alors que mon père, qui était encore de ce monde, n’appréciait pas mon petit ami de l’époque.
Porgy and Bess, en 2020, Fire Shut Up in My Bones, en 2021, Carmen et La rondine, la saison dernière, et, bientôt, la nouvelle production d’Aida, mise en scène par Michael Mayer… Vous êtes familière avec le dispositif des retransmissions en direct et en haute définition du Met. La représentation filmée requiert-elle une autre attitude ?
Absolument ! J’essaie de ne pas faire de grands gestes, qui seraient trop écrasants pour le rendu au cinéma. Les caméras nous filment de près dans ces immenses décors… J’aime leur présence pour le côté quasi mystérieux de ce qu’elles voient de nous et de nos personnages – presque comme des espionnes ! Cela nécessite plus de concentration pour les chanteurs. Désormais, la retransmission a, généralement, lieu lors de la dernière. C’est donc un peu moins difficile à gérer, car la pression de la première est déjà passée, et l’excitation de la fin de la série apporte une réelle énergie au plateau.
Vous collaborez régulièrement avec Yannick Nézet-Séguin, le directeur musical du Met, qui sera au pupitre d’Aida. Quelles sont les raisons de cette fidélité ?
Son amour de la musique et la joie qu’il dégage m’inspirent énormément. Je ne l’ai jamais vu fatigué… Il est toujours prêt à nous aider – j’adore qu’il bouge les lèvres en même temps que moi ! Ainsi, je peux ressentir sa battue, en plus de la voir. Yannick a eu une importance décisive dans ma vie, en particulier l’année dernière, où j’ai failli mettre fin à ma carrière, pour des raisons familiales et de santé. J’ai eu le grand privilège de travailler des extraits d’Otello, avec lui et l’orchestre du Met. Il m’a permis de comprendre le texte et la liberté du chant verdien : il a pris le temps de m’expliquer comment tirer profit de chaque voyelle, et faire corps avec le legato. Sa passion m’a stimulée, et je ne le remercierai jamais assez de m’avoir encouragée à continuer à chanter.
C’est avec lui, aussi, et le Rotterdams Philharmonisch Orkest, que vous chanterez, en mars, les Vier letzte Lieder de Richard Strauss, notamment au Théâtre des Champs-Élysées, le 23…
Mon histoire avec les lieder a commencé à l’Université, quand j’ai été recalée à un cours, à cause de mon très mauvais niveau d’allemand ! Mon père m’a donc acheté un recueil de Schubert et de Brahms, pour que je m’entraîne. Comme je suis dyslexique, il m’a conseillé de les écouter par des germanophones, en suivant les sons et en écrivant tout ce que j’entendais. Chanter les Vier letzte Lieder m’a rappelé tout le chemin parcouru. Ces mots font, aujourd’hui, partie de moi ; je suis si fière de ne jamais avoir baissé les bras ! Quand on veut quelque chose, il faut être prêt à travailler d’arrache-pied pour l’obtenir, qu’importe la difficulté.
Le 8 mars, au Carnegie Hall de New York, vous ferez vos débuts en récital, en duo avec le pianiste Lang Lang, dans un programme très varié, mêlant Richard Strauss et Lee Hoiby, mais aussi Poulenc, Rachmaninov et des Spirituals. Un panaché d’œuvres qui reflètent votre personnalité ?
Ce programme montre, surtout, que je suis une fille simple qui aime chanter ! La musique classique est plus « simple » que ce que certains voudraient faire croire. Lang Lang m’a d’abord donné carte blanche, mais je voulais aussi l’entendre jouer, pour que ce ne soit pas uniquement un récital d’Angel Blue « avec » Lang Lang, car j’aime énormément sa personnalité musicale. Je cherchais vraiment la collaboration, pour faire vivre une expérience inoubliable au public. Le programme représente, à la fois, ce que j’étudie depuis des années et ce qui a le plus compté pour moi. Lang Lang a été très emballé par les œuvres choisies. Je m’en réjouis !
Vous allez, finalement, débuter à Vérone, l’été prochain, dans La traviata, pour trois représentations, face à deux ténors et deux barytons différents. Comment vous adaptez-vous ?
Je fais toujours exactement ce qui m’est demandé par la mise en scène. Quand je travaille avec différents collègues, comme à Vérone, je me fixe une feuille de route, et je suis très attentive. J’ai, désormais, suffisamment d’expérience pour rester flexible… Le spectacle doit continuer ! Chaque personnalité est unique, et le public qui viendra voir les trois représentations aura trois Traviata très intéressantes. Vérone m’avait réinvitée, ces deux dernières années, mais j’avais déjà d’autres engagements. Je suis extrêmement heureuse de rechanter cette œuvre, que j’aime par-dessus tout, en Italie.
Vous avez chanté Antonia (Les Contes d’Hoffmann), au début de votre carrière, et, plus récemment, Marguerite (Faust), pour vos débuts à l’Opéra National de Paris, puis Micaëla (Carmen), au Met. Quelle sera votre prochaine étape dans le répertoire français ?
Pour le moment, je n’ai rien de prévu en français, mais j’espère pouvoir incarner Thaïs, un jour. Son histoire est intrigante, et l’air « Dis-moi que je suis belle » résonne avec mon ancienne vie, où, adolescente et jeune adulte, je me préparais pour des concours de Miss. Thaïs porte un « devoir de beauté », tout en trouvant que la vie a beaucoup à offrir. Je reviendrai à l’Opéra National de Paris, trois saisons d’affilée, pour du répertoire italien, dans des rôles de Verdi et Puccini que j’ai déjà chantés. Mon mari et moi adorons Paris : nous essayons d’y aller au moins deux fois par an. Et si nous devions déménager du New Jersey, c’est là que nous irions nous installer !
Propos recueillis par THIBAULT VICQ