Interview Alphonse Cemin : « Gluck est l’anti-baroque pa...
Interview

Alphonse Cemin : « Gluck est l’anti-baroque par excellence ! »

07/03/2023
© Odhràn Dunne

Alphonse Cemin a attrapé très jeune le virus de l’opéra. D’abord pianiste et chef de chant, ce membre fondateur de l’ensemble Le Balcon, laboratoire d’exploration de nouvelles voies pour le théâtre lyrique, était prédestiné, sans doute, à passer du clavier à la baguette. La preuve à l’Opéra National de Lorraine, où il s’apprête à diriger Iphigénie en Tauride de Gluck.

Comment passe-t-on d’une activité de pianiste accompagnateur à la direction d’orchestre ?

Après avoir étudié le piano et la flûte traversière, je suis entré en classe d’accompagnement au CNSMD de Paris. Depuis tout jeune, je rêvais de pouvoir diriger des opéras, du répertoire symphonique, et surtout de la musique contemporaine. Mais, si j’ai pris quelques cours de direction, c’était sans conviction. Je ne me sentais pas prêt, et trouvais qu’on plaçait l’apprentissage d’une gestuelle avant la musique à proprement parler. La décision de m’y mettre sérieusement est donc venue un peu par nécessité. L’accompagnement m’a permis d‘être très heureux avec mon instrument, en échappant à l’obligation de devoir enchaîner des récitals Rachmaninov et Chopin partout dans le monde pour gagner ma vie. En tant que chef de chant, j’ai dû dévorer des opéras entiers – c’était la meilleure manière d’aborder le sujet. Et quand on se retrouve face à des chefs comme George Benjamin ou Esa-Pekka Salonen, on apprend énormément !


Alphonse Cemin au piano dans Vortex Temporum de Gérard Grisey avec Le Balcon, à l’Auditorium de Radio France. © Meng Phu

Comment est arrivée la proposition de diriger Iphigénie en Tauride ?

Mathieu Dussouillez, le directeur de l’Opéra National de Lorraine, cherchait pour cette production quelqu’un en dehors du cadre établi. Je pense que mon côté chef de chant l’a rassuré par rapport à la difficulté technique pour les voix, surtout au diapason moderne – alors que les parties de baryton sont extrêmement tendues et élevées, le rôle d’Iphigénie est un peu grave pour une soprano, mais toujours légèrement trop aigu pour une mezzo. Mon but est effectivement que les solistes soient à l’aise pour dominer toutes les tessitures de cette partition, sans retenir leur instrument par peur de chanter trop fort. Il faut sculpter la ligne afin qu’elle puisse se déployer dans tous les registres, contrairement à l’esthétique italienne de l’opéra, où la plastique de la phrase tend toujours vers la note aiguë, qui est censée nous émouvoir. Gluck est l’anti baroque par excellence ! Il fait tout pour éviter les fioritures, et tous ces effets faciles qui ne sont là que pour gratifier l’interprète, recherchant au contraire la pureté des formes d’expression. Il me fait toujours penser à Hergé. Il dit les choses avec une remarquable économie de moyen, en parvenant à trouver l’émotion dans la beauté et la rectitude des lignes droites bien tracées.

En tant qu’accompagnateur et chef de chant, le bel canto italien est mon pain quotidien – en tout cas, c’est ce que je préfère ! Alphonse Cemin

Quel est votre rapport à l’approche historiquement informée ?

J’ai fait ma première incursion dans le baroque en tant que chef avec Les Indes galantes de Rameau, à l’Instituto Superior de Arte del Teatro Colón, à Buenos Aires. Dans le cadre de cette production, les étudiants jouaient sur instruments anciens pour la première fois. C’était un grand délire et une grande joie, dans cette musique tout le temps belle, intéressante, et qui avance sans cesse. J’admire beaucoup les chefs qui se dédient exclusivement à une approche historique. Ils ont un grand savoir sur tous les instruments, depuis l’ornementation jusqu’aux coups d’archet. Tout cela ne s’improvise pas, mais d’un autre côté, on doit aussi faire confiance à sa culture, à son oreille et à son goût personnel – et pour ma part, j’ai grandi en écoutant Monteverdi aussi bien que Boulez. Avec l’Orchestre de l’Opéra National de Lorraine, nous n’allons pas nous employer à « faire baroque », mais il faut pouvoir parfois tirer un peu vers les couleurs, la liberté et l’idée d’une interprétation historique, sans pour autant travestir la sonorité naturelle des instruments.

Quelle vision d’Iphigénie en Tauride souhaitez-vous dégager ? 

Avec la metteuse en scène Silvia Paoli, nous avons voulu mettre en avant les oppositions de caractères : Iphigénie-Oreste d’un côté, et Pylade-Thoas de l’autre. Dans cet opéra, on passe souvent d’un extrême à l’autre – et ainsi de la gentillesse absolue à la méchanceté la plus sanguinaire. Il faut pouvoir s’identifier à ces personnages au-delà de ces histoires un peu artificielles où se croisent honneur et sacrifices humains, et dont les ressorts dramatiques ne sont pas toujours évidents – pourquoi, par exemple, les Scythes tuent-ils les étrangers qui abordent sur leurs rivages ? Musicalement, je suis séduit par l’équilibre entre l’exactitude rythmique et le rubato, qui exige de veiller à ce que les chanteurs soient sans cesse piles sur la note, mais aussi legato et expressifs. Iphigénie en Tauride est l’œuvre idéale pour comprendre le principe de la réforme de Gluck.


Silvia Paoli et Alphonse Cemin pendant une répétition d’Iphigénie en Tauride de Gluck à l’Opéra National de Lorraine.
© Amandine de Cosas / Opéra National de Lorraine

Quels sont vos projets ?

La reprise à l’Opéra de Rouen Normandie d’Une Cenerentola, un opéra participatif pour les enfants que j’ai dirigé récemment au Théâtre des Champs-Élysées, aura finalement bien lieu. Ensuite, je serai à la tête du Balcon au musée du Quai Branly, pour Custodians of the Sky, une création du compositeur australien Luke Styles. Puis, à la rentrée, ce seront I puritani de Bellini, au Greek National Opera. En tant qu’accompagnateur et chef de chant, le bel canto italien est mon pain quotidien – en tout cas, c’est ce que je préfère ! Pas un chanteur ne vient chez moi sans que j’essaie de lui faire travailler du Donizetti, même s’il n’a jamais abordé cette musique sur scène ou dans sa vie professionnelle. Cette école me semble assez indispensable, et je me réjouis de pouvoir diriger ce répertoire. Sans savoir où cela peut me mener.

Propos recueillis par DAVID VERDIER

À voir : 

Iphigénie en Tauride de Christophe Willibald Gluck, avec Julie Boulianne (Iphigénie), Julien Van Mellaerts (Oreste), Petr Nekoranec (Pylade), Pierre Doyen (Thoas) et Lucie Peyramaure(Diane), sous la direction d’Alphonse Cemin, et dans une mise en scène de Silvia Paoli, à l’Opéra National de Lorraine, du 15 au 21 mars 2023. 

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