À la veille de célébrer les quarante ans d’une carrière débutée dans la chanson, et alors qu’il s’apprête à fouler les planches des Folies Bergère pour sa première comédie musicale consacrée à la figure du plus célèbre gangster américain, l’incorruptible ténor se livre, sans filtre.
L’opéra a-t-il évolué depuis vos débuts sur la scène lyrique, en 1988 ?
Tout a évolué : le public, les metteurs en scène, les mœurs, et même les journalistes. Mais un des grands changements réside dans l’avènement du streaming et des captations en haute définition. Ce recours de plus en plus fréquent a forcément eu une influence sur l’opéra, la manière de l’écouter et la façon de le jouer et de le chanter. Auparavant, la voix des artistes était prise à la rampe. Aujourd’hui, nous portons sur nous des micros sensibles au moindre son – très proches, cachés dans nos cheveux, parfois sous les perruques -, qui servent pour la captation, et non pour l’amplification. Cela modifie l’approche et les sensations des chanteurs. Le rendu n’est plus le même, comme dénaturé par rapport au live. Les nouvelles générations ont adapté leur émission de voix en fonction des résultats des enregistrements réalisés par ce moyen. Souvent, plutôt que de projeter leur voix au loin, ce qui sature et fait souffrir le micro, ils adoptent une émission moins timbrée, en retenue, avec des sons aspirés, en dedans, qui flattent davantage le micro. Ils s’habituent à contrôler leur voix sur la base du rendu de ces enregistrements et de nouveaux critères qui ne sont plus ceux de l’écoute naturelle dans le théâtre. Ce qui passe bien et donne de bons résultats avec ce genre de captation ne correspond plus à la façon de chanter des anciens. En résulte aussi un changement dans les habitudes d’écoute et les goûts du public, voire des professionnels, en matière de couleur vocale. Ils ne recherchent plus la clarté, le brillant de l’émission, la façon de chanter de nos aînés, de Caruso à Pavarotti, mais se tournent désormais vers des voix plus sombres et gutturales.
À quoi ressemble aujourd’hui la vie d’un chanteur d’opéra ?
Le rythme de vie d’un chanteur d’opéra s’est considérablement accéléré. Il y a encore quelques décennies, ils étaient estimés, protégés, on faisait attention à les ménager autant que faire se peut. De nos jours, ceux qui ont la chance de travailler et sont les plus sollicités se retrouvent au bord de l’implosion, obligés de passer d’une production à une autre, d’un pays à l’autre, d’enchaîner les répétitions et les spectacles sans temps de repos ou de récupération. Les chanteurs ne sont plus considérés par certaines maisons d’opéra, qui ne les préservent en rien. Ils doivent tout gérer de A à Z : de la location de l’appartement à la réservation des transports. Avec l’inflation, certains d’entre eux ne peuvent pas aborder correctement leurs fins de mois et doivent enchaîner les engagements, quitte à se mettre en péril et à prendre des risques avec leurs cordes vocales. On peut regretter aussi la convivialité qui régnait au sein de la distribution pendant les répétitions. Aujourd’hui, chacun est sur son portable et retourne chez lui directement après avoir chanté pour faire sa petite tambouille… Mais la passion du public pour l’opéra est toujours aussi vivace. C’est aussi cela qui nous anime, nous donne énergie et motivation au quotidien.
Qu’en est-il des mises en scène d’opéra ?
Les chanteurs ont parfois l’impression que les metteurs en scène ont les pleins pouvoirs et qu’ils les empêchent de plus en plus de s’exprimer sur scène et au travers de leurs personnages. Le chanteur a été relégué au simple rôle d’interprète, sans avoir son mot à dire. Au lieu de vouloir à tout prix revisiter les œuvres du répertoire dans des mises en scène contemporaines qui les dénaturent, nous ferions mieux de retourner à l’essence même des œuvres. Souvent, les chanteurs sont interpelés, voire vilipendés par le public, qui leur demande pourquoi ils acceptent ces emplois. Mais ils n’ont aucune influence. S’ils refusent, ils sont remplacés et perdent tout simplement leur engagement, donc leur travail. Et les chanteurs ont besoin de travailler comme tout le monde. Seul le public peut réagir. C’est lui qui a le vrai pouvoir. Si, dès le lever de rideau, les spectateurs qui ne supportent plus d’être pris en otage par ce genre de production quittaient la salle et demandaient aussitôt à être remboursés, peut-être que les choses seraient différentes.
Est-ce la raison pour laquelle vous avez refusé la production revisitée de Tosca de Puccini, que vous auriez dû interpréter cette saison au Liceu de Barcelone ?
Le metteur en scène a revisité Tosca en s’inspirant du film Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini, ce avec quoi je ne me sentais pas à l’aise, pas plus que mon épouse, Aleksandra Kurzak, pour évoluer dans nos personnages. En nous retirant de cette production, nous avons perdu tous nos cachets… Il me semble que le monde est déjà suffisamment compliqué pour ne pas nous imposer plus d’horreur sur scène. La raison d’être de l’opéra est de nous faire rêver et voyager. J’aspire à un retour à cette mission essentielle. La recherche de la modernité n’est pas en cause : pourquoi ne pas s’inspirer davantage des séries d’aujourd’hui, qui revisitent l’histoire intelligemment tout en nous divertissant ? Les jeunes sont friands de ce genre de réalisations, des détails historiques et réalistes de ce qui se passait à l’époque, qui font voyager dans le temps. Pourquoi tout gommer du contexte historique ? Pourquoi vouloir s’affranchir du récit, quelquefois jusqu’au contresens, voire renoncer aux indications données de façon très claire par le compositeur ? Je pense qu’il faut retrouver le souci du détail et ne plus tomber dans le kitsch. La modernité doit venir des sentiments véhiculés par les personnages.
Trouvez-vous qu’il y a moins de scandales à l’opéra ?
L’opéra ne peut pas vivre sans scandales. Si vous sifflez un metteur en scène à la fin d’une représentation, il sera réengagé sur le champ. Si vous sifflez un chanteur, il ne sera jamais plus engagé. À l’heure où l’on dénonce toutes les formes de violence, il faut se rendre compte que c’est aussi vécu comme un attaque, gratuite, déstabilisante et qui peut mettre en péril des carrières.
Et pourtant, vous venez de chanter à nouveau à la Scala de Milan dans Fedora de Giordano, alors que le public milanais vous avait sifflé en 2006…
Je suis un enfant de la Scala. J’y ai grandi et j’y ai fait mes débuts à l’âge de 25 ans. J’y retourne seize ans après. Depuis que je suis ici, les Milanais m’ont accueilli avec une très grande gentillesse et une sympathie sans égale.
Les réseaux sociaux apportent aussi leurs lots de scandales…
Ils ont permis un rapprochement sans pareil avec le public et avec nos fans, et offrent une forme de proximité qui nous permet de partager davantage de choses, ce qui est appréciable. Mais les réseaux peuvent être tout aussi redoutables et donner naissance à des comportements de bashing, des calomnies qui se propagent à vitesse grand V. J’y ai découvert des légendes sur ma carrière qui n’ont jamais existé, et il demeure très difficile de les rectifier. Vous ne pouvez imaginer les médisances que certains peuvent colporter. Ce qui est le plus surprenant, c’est qu’on estime que tout le monde a le droit de s’exprimer sur les réseaux… sauf le chanteur. Si jamais il s’y défend, les gens s’offusquent immédiatement. Au nom d’une soi-disant liberté d’expression et d’opinion, le chanteur, lui, doit tout accepter et se taire. Sur scène comme sur les réseaux sociaux, on dirait qu’il est le seul qui ne trouve plus sa place dans le climat actuel…
Pensez-vous que l’opéra fasse encore peur à un certain public ?
L’opéra n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui. On peut y aller facilement et si vous ne venez pas à l’opéra, l’opéra peut venir à vous via la télévision, le cinéma, votre ordinateur et votre smartphone. Lorsque j’ai découvert l’opéra, j’achetais des valises entières de disques pour pouvoir étudier et analyser chaque interprétation et chaque chanteur. J’ai même usé jusqu’à la détruire une VHS d’un des concerts de Pavarotti à force de la regarder en boucle pour en disséquer tous les détails. En un clic aujourd’hui, vous pouvez entendre tout le répertoire et avez accès à des ressources quasi illimitées… C’est formidable !
Ne pensez-vous pas qu’une surdose de vidéos puisse provoquer l’effet contraire ?
Non, mais cela peut en revanche modifier le goût d’un certain public qui écoute de plus en plus l’opéra sur téléphone ou ordinateur et se rend de moins en moins dans les salles de spectacle. C’est le pendant de ce qui se passe pour les chanteurs d’aujourd’hui : quand un jeune chanteur s’enregistre avec son iPhone, il déforme la réalité et il n’entend pas véritablement sa voix. Un Caruso chantait pour la scène, pour le public, avec une large projection, tandis que l’on a tendance à chanter de nos jours uniquement pour le micro ou son smartphone.
Comment votre voix a-t-elle évolué en trente-cinq ans de carrière à l’opéra ?
Je pense qu’elle n’a pas beaucoup changé, tout comme sa couleur. Je recherche avant tout de la clarté et de la simplicité, sans jamais y mettre trop d’artifices. Il faut savoir garder sa ligne de chant tout au long de sa carrière et ne pas essayer de transformer sa voix.
Comment allez-vous ajuster votre voix pour la comédie musicale Al Capone, que vous allez présenter aux Folies Bergère ?
Je vais devoir garder ma ligne belcantiste, tout en m’adaptant au style de la variété et de la pop. Je ne vais pas pouvoir chanter pleinement avec ma voix de ténor, d’autant plus qu’elle a tendance à saturer les micros. Je n’aurai pas besoin de projeter loin donc je dois trouver une identité vocale qui ait du caractère pour toucher les gens, quitte à aller rechercher l’imperfection ou une certaine raucité plus proche de l’émotion, pour apporter du grain et de la matière au son.
Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de vous mettre à la comédie musicale ?
J’ai commencé par la variété avant de poser ma guitare pour m’adonner à l’opéra, qui est mon premier amour. Une fois ma carrière installée, j’ai eu envie de pousser les barrières et j’ai chanté du Luis Mariano et des musiques traditionnelles italiennes, car j’ai toujours voulu m’adresser au plus grand nombre. Si j’ai attendu si longtemps, c’est surtout que je n’ai jamais trouvé le temps de le faire. Pascal Obispo m’avait déjà proposé Les Dix Commandements, mais mon agenda m’avait empêché d’accepter. Il a finalement fallu l’arrivée du confinement pour réaliser que j’aspirais à me « poser » un peu plus longtemps dans une ville. C’était aussi l’occasion de mettre le holà pendant un temps à cette vie de bohème qui me fait incessamment courir d’une salle d’opéra à une autre et qui fatigue au bout d’un moment.
Avez-vous peur de la réaction du public ?
Il s’agit d’une production privée qui ne repose sur aucune subvention, avec plus de quatre-vingt-dix dates et des matinées prévues pendant le week-end. L’enjeu est de taille et l’aventure palpitante. Le public français est maintenant habitué aux comédies musicales depuis le succès de Notre-Dame de Paris (Luc Plamondon et Richard Cocciante), des Dix Commandements, de Roméo et Juliette, de la haine à l’amour (Gérard Presgurvic), etc. Le genre a remplacé l’opérette, une nouvelle génération de public est apparue.
Pour revenir à l’opéra, pensez-vous que l’on soit trop exigeant avec les chanteurs ?
Nous ne sommes jamais assez exigeant quand il s’agit d’opéra. Je suis mon premier critique depuis quarante ans. Jamais je n’aurais imaginé avoir une telle carrière à mes débuts. Je pensais même être incapable de chanter de l’opéra. Lors de mon premier Élixir d’amour de Donizetti, je ne parvenais pas à chanter « Una furtiva lagrima » de façon satisfaisante en répétition. Je n’y arrivais pas. Jusqu’au soir de la première, au prix d’une nuit entière d’insomnie passée à chanter cet air non-stop dans ma chambre d’hôtel, en écoutant différents interprètes. Cela m’a permis de trouver la force de monter sur scène. Et pour l’anecdote, ce fut d’ailleurs le seul bis de ma vie. En concert, cela ne me dérange pas de bisser un air, mais je ne le fais jamais lors d’un opéra car je sais depuis cette représentation à quel point cela peut être éprouvant pour les autres chanteurs qui attendent de rentrer eux aussi sur scène.
Trouvez-vous qu’il y a encore trop de puristes à l’opéra ?
Les puristes sont une légende urbaine. Personnellement, je n’en ai jamais rencontré, ni même jamais vu. Où sont-ils ? Qui sont-ils ? À mon sens, ils n’existent pas.
Quels conseils pourriez-vous donner à un jeune chanteur d’opéra ?
Le meilleur des conseils serait de ne pas en donner. Le ténor Giuseppe Di Stefano disait déjà à l’époque : « Ne me donnez pas de conseils car je sais me tromper tout seul. » Certains naissent avec un don ou un talent particulier, il s’agit de l’exploiter du mieux possible. Il faut être à l’écoute de soi-même, de ses sensations, pour apprivoiser son instrument, quitte à méditer pour aller trouver au fond de nous ce que la nature nous offre. On cherche souvent à imiter ses idoles, mais à force de prendre des chemins différents du sien, on risque d’oublier l’essence même de qui nous sommes. Il faut savoir trouver et cultiver sa personnalité vocale et sa différence.
L’opéra est-il une solution à notre monde ?
Je ne pense pas que ce soit la mission de l’opéra que de chercher des solutions. Il ne faut pas oublier que l’opéra demeure un plaisir et une distraction. Entre le Covid, la guerre et le réchauffement climatique, nous avons surtout besoin de repenser à l’émerveillement du public et de considérer davantage nos enfants. Chaque directeur d’opéra, chaque metteur en scène devrait garder cela en tête : comment transporter chaque enfant quand le rideau se lève et créer des vocations pour les générations futures.
Propos recueillis par EDOUARD BRANE
Un article paru dans LYRIK n°3.
À voir :
Al Capone, un spectacle musical de Jean-Félix Lalanne, avec Roberto Alagna, Bruno Pelletier, Anggun, dans une mise en scène de Jean-Louis Grinda, aux Folies Bergère, du 28 janvier au 5 mars 2023.