Opéras Un Don Carlos frustrant à Genève
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Un Don Carlos frustrant à Genève

03/10/2023
Stéphane Degout (Posa) et Charles Castronovo (Don Carlos). © Magali Dougados

Grand Théâtre de Genève, 21 septembre

Attiré par la proposition d’un Don Carlos en cinq actes et en français, servi par un chef et une distribution intéressants, nous avions néanmoins quelques craintes en partant pour le Grand Théâtre de Genève, nous demandant ce qu’allait nous réserver Lydia Steier, six mois après une production de Die Frau ohne Schatten, au Festspielhaus de Baden-Baden, qui nous avait laissé plus que perplexe (voir O. M. n° 192 p. 32 de mai 2023).

Le premier acte, à condition d’accepter l’inévitable transposition à notre époque, avec un Don Carlos en pantalon noir et imper mastic, ainsi qu’une Élisabeth de Valois affligée d’un tailleur-pantalon gris particulièrement peu seyant, est acceptable. Surtout que la metteuse en scène américaine ne nous raconte pas une autre histoire que celle du livret. Le décor, n’occupant que la partie centrale du plateau, en laissant les côtés dans l’obscurité, est un portique néo-classique de marbre veiné de gris, dont l’ouverture montre une forêt d’arbres décharnés sous la neige.

Au début du II, le portique, monté sur une tournette, pivote et révèle son envers : une sorte de chapelle, dans les mêmes tons gris, avec des bancs de pierre, sur lesquels s’assoient les moines du couvent de Saint-Just et, sur la droite, une châsse vitrée, dans laquelle repose le corps momifié de Charles Quint. Là encore, rien de choquant, mais l’étonnement de voir surgir Posa en tartan vert et brique, évoquant un laird écossais !

Les choses commencent à se gâter au second tableau du II, pour lequel la chapelle, moyennant la disparition de la châsse et l’apparition d’un grand lustre blanc descendant des cintres, devient salle d’un palais. D’abord, Lydia Steier ayant décidé de bannir l’un des ressorts essentiels du « grand opéra » français, à savoir l’alternance de tableaux sombres et pleins de couleurs (le livret indique « un site riant aux portes du couvent de Saint-Just »), on se lasse de ce gris uniforme. Ensuite, sans que l’on comprenne pourquoi, Eboli, en culotte de cheval, chemisier blanc et bottes noires, entonne sa « Chanson du voile » entourée de « dames d’honneur » faisant de la gymnastique rythmique !

La suite est à l’avenant. Philippe II, comme dans le Don Carlos mis en scène par Krzysztof Warlikowski, à l’Opéra Bastille, en 2017, est un dictateur en uniforme noir couvert de médailles, et entouré d’une escouade de policiers. Écrasant de son pouvoir des sujets tous vêtus de la même manière (pantalon et chemise anthracite), il fait espionner sa famille par une équipe de photographes et de preneurs de son, que l’on voit assis devant leurs magnétophones, dans une cabine exiguë, aménagée dans le décor.

Exit un autre élément essentiel du « grand opéra » : le spectaculaire, avec un tableau de l’autodafé miteux, coincé entre les murs de la chapelle/salle de palais, six pendus entourant le grand lustre. Seule source de distraction : un film, projeté sur un écran, parodiant les courts-métrages à la gloire de Staline, Hitler, Mao… Là, comme au IV, l’ennui laisse occasionnellement la place à l’agacement, notamment quand le dispositif se met à tourner sans que l’on sache pourquoi, au point de donner le vertige, jusqu’à un dernier acte consternant.

Élisabeth, enceinte depuis le début du II, étant entrée en travail pendant la révolte de la fin du IV, chante son grand air (« Toi qui sus le néant ») en berçant son bébé dans un landau, que deux infirmières lui ont amené ! Elle dit ensuite adieu à son beau-fils, puis meurt pendue avec lui, pendant que Philippe II ne cesse de prendre le poupon dans ses mains, en lui faisant des risettes. Par-delà le grotesque de la situation, rien de tel pour distraire l’attention du spectateur de l’une des musiques les plus sublimes jamais écrites par Verdi !

L’exécution musicale rachète partiellement ce ratage, tellement symbolique de ce que l’opéra est devenu aujourd’hui : un ramassis de clichés et d’idées pas (ou mal) développées, plaqués sans ménagement, ni discernement sur le livret et la musique, au risque de les détruire plutôt que d’en exalter la force et la beauté. À la tête d’un bon Orchestre de la Suisse Romande et d’un Chœur du Grand Théâtre de Genève en forme, Marc Minkowski dirige Don Carlos comme il le faut : dans la filiation de La Juive et des Huguenots (que le chef français a déjà proposés in loco, respectivement en 2022 et 2020), mais sans perdre le vue l’influx propre aux opéras italiens de Verdi.

Les coupures pratiquées dans la musique composée en 1866-1867 sont tellement dérisoires qu’on aurait aisément pu s’en dispenser : quelques passages du grand ballet du III, la sublime déploration de Don Carlos et Philippe II après la mort de Posa, au IV. Mais on imagine que le chef, comme souvent, a dû composer avec les souhaits de la metteuse en scène et de la direction du théâtre… On portera également au crédit de Marc Minkowski son soutien constant aux chanteurs. On salue ainsi la manière dont il atténue le son de l’orchestre, dans le trio du III, pour ne pas mettre en difficulté trois voix de format moyen.

Eve-Maud Hubeaux et Stéphane Degout, que nous avions déjà entendus dans ces rôles, à l’Opéra de Lyon, en 2018, sont décidément à leur place en Eboli et Posa. Forte d’un timbre séduisant, d’un aigu tranchant, d’un tempérament affirmé et d’une belle présence scénique, la mezzo franco-suisse livre une excellente « Chanson du voile ». Son « Ô don fatal », en revanche, nous paraît moins accompli qu’il y a cinq ans, avec des graves creusés jusqu’à la caricature et une dépense d’énergie excessive sur les si bémol à répétition. La faute, probablement, à une mise en scène qui l’oblige à jouer les hystériques, jusqu’au ridicule éclat de rire final.

Plus somptueux que jamais, le baryton français déroule le velours de son timbre, la beauté de son legato et la noblesse de sa diction dans une « Mort » exemplaire. Sa voix, de surcroît, se marie bien avec celle de Charles Castronovo, dans leur duo du II. Le ténor américain, dont l’instrument a gagné en robustesse, ces dernières années, peut désormais aborder Don Carlos de façon crédible, sans en avoir vraiment les moyens (les tensions dans l’aigu forte en attestent). Sa prononciation du français a toujours été excellente, et son jeu spontané ravit les cœurs.

Annoncé souffrant, Dmitry Ulyanov campe un imposant Philippe II, physiquement comme vocalement. Il ne marque pas, pour autant, les mémoires, à l’instar de Liang Li et William Meinert, Grand Inquisiteur et Moine simplement corrects. Par chance, il y a Rachel Willis-Sorensen que, contrairement à Stéphane Degout et Eve-Maud Hubeaux, nous n’avions jamais entendue dans Don Carlos.

Souveraine sur toute l’étendue du registre, la soprano américaine campe une Élisabeth véritablement royale, dont la rayonnante santé vocale et la puissance dans l’aigu n’occultent jamais la jeunesse et la vulnérabilité (sublimes pianissimi dans « Ô ma chère compagne » et « Toi qui sus le néant »). Encore un effort sur la diction et nous serons entièrement comblé !

Une soirée à la fois satisfaisante et frustrante, donc, qui, après Les Huguenots et La Juive, également victimes de mises en scène hors de propos, interroge sur la conception qu’Aviel Cahn, directeur général du Grand Théâtre de Genève, se fait du « grand opéra » français.

RICHARD MARTET

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