Opéras Tryptique Kurt Weill à Milan
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Tryptique Kurt Weill à Milan

05/06/2025
Die sieben Todsünden. © Teatro alla Scala/Brescia e Amisano

Teatro alla Scala, 27 mai

En 2021, en pleine pandémie, la Scala proposait en streaming l’association de Die sieben Todsünden et du Mahagonny Songspiel, sous la direction de Riccardo Chailly et dans une mise en scène signée Irina Brook. Ce projet est aujourd’hui repris devant le public en salle, enrichi d’un troisième volet : une sélection de chansons extraites de la comédie musicale Happy End. En résulte un triptyque inédit, réunissant trois jalons de la collaboration aussi brève qu’explosive entre Kurt Weill et Bertolt Brecht. Une association marquée par la subversion radicale des conventions esthétiques traditionnelles, avec pour ambition ultime de définir les contours d’un nouveau théâtre musical où la dimension dramatique et narrative cède la place à une perspective dite « épique » : l’illusion esthétique – fondement de l’identification du spectateur à ce qui se joue sur scène – est systématiquement brisée. Les auteurs prennent délibérément leurs distances avec leur propre création, invitant le public à en faire autant et sollicitant chez lui une réflexion critique au lieu d’une identification émotionnelle.

La soirée s’ouvre avec Die sieben Todsünden, « ballet chanté » créé à Paris avec mise en scène et chorégraphie de Balanchine (TCE, 1933). Il s’agit de la dernière collaboration entre Brecht et Weill, tous deux en exil du régime nazi. Les deux protagonistes, les sœurs Anna I (la rationnelle) et Anna II (l’instinctive), entreprennent un périple épuisant à travers les grandes métropoles des États-Unis pour amasser l’argent nécessaire à la construction de leur maison rêvée sur les bords du Mississippi. Elles sont surveillées par leur famille, avide et grotesque, incarnée par un quatuor vocal masculin qui commente leurs péripéties. Dans leur quête, les deux Anna s’essaient à divers moyens de subsistance – tripots, bordels, dancings – explorant tour à tour les sept péchés capitaux. Les différents tableaux sont reliés par des interludes orchestraux sophistiqués qui tissent une trame symphonique révélant l’ancrage de Weill dans les avant-gardes modernistes. Il convient de noter que la composante chorégraphique est absente de cette production de la Scala.

Le Mahagonny Songspiel qui suit (Baden-Baden, 1927, esquisse préparatoire à l’opéra Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny créé à Leipzig en 1930), offre une critique mordante d’un monde en pleine décadence : un paradis artificiel voué au plaisir, où l’argent règne en maître, sans pourtant apporter de véritable salut.

Après l’entracte, le spectateur découvre un florilège de chansons tirées de Happy End, comédie musicale qui met en scène le milieu interlope de Chicago et les efforts de l’Armée du Salut pour ramener les criminels dans le droit chemin. Ce bouquet se clôt sur « Youkali », tango-habanera sur un texte en français, issu de la musique de scène composée par Weill en 1934 pour Marie Galante de Jacques Deval. Cette pièce évoque l’île rêvée de Youkali, terre de bonheur et de plaisir où tout serait possible – mais qui, en vérité, n’existe pas…

La mise en scène d’Irina Brook tisse avec cohérence ces trois opus dans un projet dramaturgique unifié, dessinant un univers ravagé par l’avidité et l’exploitation. Un monde dans lequel il est aisé de reconnaître les signes de notre époque : accroissement des inégalités, menace écologique imminente – autant de thématiques reflétées par le choix d’un décor entièrement conçu à partir de matériaux recyclés.

À la tête de l’Orchestre de la Scala, Riccardo Chailly met en valeur les dissonances typiques de l’écriture de Weill, tout en préservant la ductilité mélodique. Il rend pleinement justice à la diversité stylistique d’une partition où s’entremêlent tango, valse, foxtrot, jazz et swing, savamment fusionnés à l’héritage savant pour créer un langage musical acéré, ironique et corrosif, soutenu par une orchestration sèche et anguleuse.

Dans une distribution remarquable par sa cohésion et son homogénéité, on retiendra les prestations convaincantes d’Alma Sadé, Lauren Michelle, Markus Werba et Wallis Giunta.

Paolo di Felice

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