Opéras Theodora insolite et prenante à Londres
Opéras

Theodora insolite et prenante à Londres

10/02/2022

Royal Opera House, Covent Garden, 4 février

Même sans mise en scène, Theodora est l’une des plus remarquables créations dramatiques de Haendel ; si l’on en croit son librettiste, Thomas Morell, elle était carrément, parmi les œuvres en langue anglaise du compositeur, sa préférée. Conçue pour une exécution en concert, elle a vu le jour, le 16 mars 1750, au Theatre Royal, Covent Garden – construit en 1732, il fut détruit par le feu, en 1808 –, premier théâtre bâti sur le site où se dresse, aujourd’hui, le Royal Opera House.

Haendel, lui-même, reconnaissait la place unique occupée par Theodora dans sa production chorale, quand il expliquait que les mélomanes londoniens de confession juive, spectateurs assidus de ses oratorios tirés de l’Ancien Testament, se tiendraient à l’écart de cette intrigue chrétienne. Les musicologues des XXe et XXIe siècles ont régulièrement partagé son admiration, sans que l’ouvrage s’impose véritablement au répertoire, malgré le succès mondial du DVD immortalisant la mise en scène de Peter Sellars, au Festival de Glyndebourne, en 1996, avec William Christie à la baguette (Kultur/NVC Arts).

Pour son retour sur les lieux de sa naissance, Theodora bénéficie d’une nouvelle production signée Katie Mitchell, sans doute la réalisatrice britannique la plus acclamée en Europe, d’Aix-en-Provence à Salzbourg, en passant par Amsterdam, Madrid et Paris. En Grande-Bretagne, ses spectacles sont souvent accompagnés d’une mise en garde et celui-ci n’échappe pas à la règle, le Royal Opera prévenant que la présence de sexe et de violence est susceptible de heurter la sensibilité de certains spectateurs. Un moyen, pour la direction, de piquer la curiosité du public ? Franchement, rien, dans cette lecture, n’est de nature à choquer le bon peuple.

Porter les oratorios de Haendel au théâtre requiert très certainement l’intervention d’un «metteur en scène-auteur», comme Katie Mitchell se définit elle-même. En effet, si l’on veut une Theodora globalement fidèle aux intentions du compositeur et du librettiste, pourquoi prendre la peine de la mettre en images ? D’où une production qui s’avère l’un des plus impressionnants tours de force techniques découverts au Covent Garden, ces dernières saisons, avec un décor coulissant de Chloe Lamford révélant différentes pièces (comme dans Le Château de Barbe-Bleue, façon « film noir », proposé par la même Katie Mitchell, à Munich, en 2020).

Transposant l’action à notre époque et inversant les rôles, la mise en scène transforme Theodora et ses coreligionnaires en terroristes, fabriquant des bombes dans la cuisine de la résidence de l’ambassadeur Valens, leur persécuteur, où ils sont affectés à de basses besognes. Certains spectateurs ont pu juger cette réécriture aussi aliénante que celle de Lucia di Lammermoor, déjà au Covent Garden, en 2016, dans laquelle l’héroïne, de mèche avec Alisa, planifiait méticuleusement le meurtre de son époux. Personnellement, j’ai été peu à peu captivé par le drame psychologique construit par Katie Mitchell, en particulier par les sidérants tableaux au ralenti, chorégraphiés sur les sublimes airs d’Irene.

On saluera aussi l’excellent travail d’équipe, effectué avec les six chanteurs de la distribution, à commencer par la soprano américaine Julia Bullock dans le rôle-titre, aussi déchirante qu’impitoyable. Doux et tendre Didymus, le contre-ténor polonais Jakub Jozef Orlinski prend visiblement plaisir à se déshabiller, quand il échange ses vêtements avec ceux de Theodora, pour permettre à sa bien-aimée de s’échapper du bordel où elle a été condamnée à servir, flanquée de danseuses de pole dance.

Obligeant les excellents chœurs maison à se surpasser, le chef britannique Harry Bicket dirige avec des tempi plus amples qu’ils ne l’auraient été en version de concert, quand il s’agit d’accompagner les airs d’Irene. La mezzo-soprano américaine Joyce DiDonato relève magnifiquement le défi, avec un timbre fermement projeté, mais surtout un engagement farouche dans le personnage que Katie Mitchell lui fait jouer.

La metteuse en scène, en effet, garde le meilleur pour la fin, en termes de réécriture de l’intrigue. Valens condamne Theodora et Didymus à périr réfrigérés, avec, pour seule compagnie, trois carcasses d’ainmaux – un hiatus complet avec la chaleur de leur duo, mais un fascinant moment de théâtre. Puis Irene, avec ses amis chrétiens, fait irruption dans la chambre froide pour délivrer les prisonniers, avant d’assassiner Valens et Septimius, respectivement incarnés par le baryton hongro-roumain Gyula Orendt et le ténor britannique Ed Lyon.

HUGH CANNING


© CAMILLA GREENWELL

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