Théâtre du Jeu de Paume, 10 juillet
Dans le formidable creuset de l’intime qu’est le Théâtre du Jeu de paume, Aix offre avec sa première création mondiale de l’été le triomphe d’un Billy Budd qui, paradoxe, du grand opéra de Britten n’est qu’une adaptation, réponse forte de Pierre Audi à la crise économique du festival annoncée l’an dernier.
Un pari, donc, confié pour l’intervention lourde sur la partition à Oliver Leith, qui fut naguère de l’Académie du Festival. Réduite d’une heure et demie, privée de chœurs, d’orchestre même, l’œuvre de Britten courait le risque du néant, tant la fosse y est narratrice d’atmosphères, et la masse chorale, présence majuscule : elle est réduite ici aux seuls solistes pour le murmure de colère de l’équipage au finale. Leith dit être allé à l’essentiel. Certes, mais quatre instrumentistes (dont le chef) pour faire surgir des synthétiseurs une électronique sans vrai mystère, et des percussions une trop grande uniformité – au point que le carillon tubulaire finit par devenir monotonie à force d’être utilisé –, c’est bien peu pour recréer autrement la magie de l‘orchestration de Britten. Et pourtant, on a été saisi, fasciné – pas totalement au premier tiers, quand l’action ne se tend pas encore – à partir du moment où le drame s’est mis en place, irrépressible.
S’impose alors la méthode Ted Huffman, sa recherche de précision psychologique qui faisait la merveille de son Incoronazione di Poppea en 2022 (voir O. M. n° 182 p. 27 de septembre). De tréteaux existants, il a fait une estrade blanche, qui sera indistinctement pont de l’Indomptable, ou cabine du Capitaine Vere, avec les quelques accessoires (un bureau, des chaises) rangés sur les côtés d’un plateau totalement ouvert. Une large bande de tissu écru, levée pour faire office de voile, sans que le moindre vent vienne jouer le naturalisme, des costumes signifiants laissés de côté, endossés seulement pour marquer les grades, quand tous ici sont en pantalon et débardeur blanc, anatomies bien moulées, font un théâtre de la vérité des physiques comme des comportements.
Et les interprètes explosent littéralement dans ce huis clos. Car il y a eu quelque chose de miraculeux dans l’investissement des six chanteurs (pour onze rôles), dans leur présence jusqu’au-boutiste qui vous happe : ils sont jeunes, beaux, et donnent l’impression de jouer le rôle de leur vie. Seul Joshua Bloom, dont on avait pu apprécier le splendide baryton dans Le Château de Barbe-Bleue à Nancy en début de saison (voir O. M. n° 207 p. 59 de novembre 2024), n’est pas un novice. Son art à lui, physiquement engoncé dans son personnage obsédé par la destruction volontaire de l’innocent Billy, est de savoir jouer de son timbre noir pour le griser, l’empierrer à exprimer la fausseté jalouse de Claggart. Mais aussi de l’adoucir à l’extrême pour offrir l’humanité compatissante de Dansker.
Les autres sont tous d’une jeunesse ravageuse : certes, Billy se doit d’être un ange, et chaque interprète historique l’a montré à sa façon, de son physique, de sa voix. Ian Rucker s’ajoute à leur firmament tant par l’évidence vocale de son baryton ému et rayonnant – « Billy in the Darbies » est assurément le sommet magnétique espéré – que par une beauté captatrice du regard. Un idéal ! Mais a-t-on jamais vu un Capitaine Vere aussi jeune, aussi chien fou que Christopher Sokolowski, plus copain amoureux qui s’ignore que seul maître à bord comme il le dit de son ténor aux mille nuances d’élégance ?
Un novice (le délicieux Hugo Brady), des officiers rigides et humains (Noam Heinz et Thomas Chenhall), là encore l’Académie et sa résidence Voix, admirable pourvoyeur de jeunes talents, a fait merveille. Ajoutons que la taille du lieu donne à la projection de chacun un impact quasi tactile, une ampleur vertigineuse, autorisant à ne pas forcer, à chanter naturel.
Tous ont su faire passer le message subliminal de l’œuvre de Melville, Crozier et Britten, la visibilité du désir masculin pour son semblable. Impossible ici d’échapper à l’évidence. Le public, debout, bouleversé, a dit clairement qu’à ce sujet, l’époque a changé.
PIERRE FLINOIS
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